Vendredi 16 novembre 2007 à 22:33

Assez parlé d'elle, de notre histoire.
Il faut que vous sachiez comment tout ceci s'est achevé. Comment j'ai tout gâché.

C'était le jour de mon départ.
Quelques semaines auparavant, j'avais demandé mon transfert dans un autre établissement : je n'en pouvais plus de ces cours qui ne m'apportaient rien.


J'avais réussi à obtenir une place dans un cursus de droit, comme je l'ai déjà dit.
Pourquoi le droit ?
Me mettre en avant, prendre la parole avaient toujours été un supplice.
Mais je sentais qu'avoir le sentiment de changer les choses était important pour moi.
Défendre ceux qui en avaient besoin. Me sentir précieuse, pour une fois. Trouver ma place sur Terre.
C'est un peu cliché, c'est sûr.
Mais ça en plus eu le mérite de rassurer mes parents.

C'est Veronika, le Metteur en scène aussi, peut-être, qui m'avaient fait réaliser à quel point c'était important pour moi.
C'est une façon de se sentir exister, n'est-ce pas ?


J'empaquetais mes affaires, mes valises, mes cartons. Mon père n'allait pas tarder.
Je prenais un temps infini pour chaque geste, comme pour retarder l'inéluctable. Je me sentais lourde, pesante.
Veronika était jugée sur la table de la « cuisine », elle me regardait fourmiller avec un sourire que je ne cernais, une cigarette rivée entre les doigts.
Et moi, je lui en voulais si fort, si fort, à cause de son sourire, de son attitude que je ne parvenais pas à interpréter, parce qu'elle n'essayait pas de me retenir, de m'étreindre une fois encore, parce que j'était tellement triste, tellement triste, et elle semblait si… détachée ?
Comme si elle n'était qu'une simple spectatrice de mon déchirement.

Après, bien sûr que je devais partir, que c'était vital, qu'un mot de sa part aurait tout rendu si difficile, aurait tout brisé…
Je lui en voulais parce que c'était tellement plus simple d'être en colère que de pleurer. Avec ou sans elle.

Et bien sûr que maintenant, je sais.
Je sais qu'elle se tenait en retrait parce que ce transfert était nécessaire, que malgré toutes nos promesses l'éloignement aurait eu raison de nous (j'avais passé trop de temps à ses côtés, tout contre elle, pour pouvoir ne me contenter que d'un coup de fil, parfois), parce qu'elle ne voulait pas m'imposer sa peine en plus de la mienne, qu'elle ne voulait pas que je sacrifie mon avenir pour ce qui n'était en somme qu'une amourette d'étudiantes, parce qu'elle m'aimait, vous savez, elle m'aimait si fort…

Chaque seconde je nourrissais mon ressentiment des mêmes pensées sans cesse martelées, je refusais de décrocher un mot avant qu'elle ne m'adresse la parole, dans une sorte de fierté mal placée…


Les adieux sont toujours ratés.
J'aurais dû la remercier : merci pour elle, merci pour tout, merci pour sa présence et son amour, merci pour ma chance d'avoir croisé son chemin, j'aurais dû lui dire que je l'aimais, lui resservir toutes les banalités spécial « séparation forcée », toutes ces insanités, j'aurais dû l'embrasser, l'embrasser encore, effleurer sa joue et mettre tout mon cœur dans un regard.
Alors tout aurait pu être différent.


Aurions-nous pu rester ensemble ? J'en doute.
Elle était trop… accomplie pour moi ?
Qu'est-ce que je pouvais encore lui apporter encore, dites-moi ?
Pas mon soutien (elle semblait si forte et je n'ai même pas pu briser cette carapace), pas une épaule pour s'épancher (elle n'était pas de celles qui s'épanchent), pas mon savoir (elle en savait tellement plus que moi), pas ma joie de vivre, pas mon sens de l'humour, pas mon audace…
Je n'avais que tout mon amour et une reconnaissance aveugle, digne d'un chien stupide.

Sans doute était-il préférable que nous nous séparions. Préférable pour elle.
Je l'admirais trop pour me hisser à sa hauteur, je lui souhaitais de trouver quelqu'un qui soit digne d'elle.


Les préparatifs du départ achevés, je me suis plantée devant elle. J'attendais.
Elle a écrasé sa cigarette et m'a contemplé d'un air calme.
Elle attendait et moi j'étais tellement bouleversée –colère, amour, tristesse, regrets, angoisse, mélancolie, remords, peur, angoisse même, amour, amour, amour…- et je me sentais si laide, et tellement pleine de rancoeurs, et semblait tellement… froide ?

N'y tenant plus, je l'ai giflée et je me suis enfuie en courant, quelques sacs saisis pêle-mêle, les larmes zébrant mon visage.
Je suis partie sans lui accorder un regard, je ne voulais pas connaître l'expression de son visage.
Tant mieux. Je n'aurais pu agir autrement, et de cette façon je ne suis pas déçue, mes souvenirs restent intacts.

Mon père est venu prendre le reste de mes affaires plus tard, je ne sais pas s'il a croisé Veronika, je ne veux pas savoir.
De toute façon, il ignore qui elle a été pour moi.


Tout aurait pu être différent et pourtant l'issue était inévitable.
Cette fin en vaut bien une autre.

Je ne sais pas si elle a cherché à reprendre contact avec mi, le Metteur en scène ne m'a jamais rien dit de tel, d'ailleurs il évite le sujet, au demeurant je ne voulais plus entendre parler d'elle.
C'est mieux ainsi, sans doute.
Ainsi, elle n'est jamais qu'un spectre, pour toujours.

Jamais je n'ai pu la remplacer.
Après, bien sûr que j'aime Vladimir, que je suis heureuse. Qu'il me rend heureuse.

Mais je me surprends parfois à faire ressurgir un paquet de cigarettes de mon bureau, à penser à l'imparfait.

Je ferme le tiroir. Laissons les cendres à leur place, c'est mieux ainsi.
Ce sont tout de même de beaux souvenirs.

Samedi 22 septembre 2007 à 10:05

Je n'ai vu Veronika pleurer qu'une seule fois.
Elle était assise dehors, sur un banc du parc de la fac, elle était un peu éloignée de la cité u. À l'abri des regards.

Je me promenais un peu au hasard, elle était là –comme le hasard fait bien les choses. Et ses yeux étaient inondés.

Elle me fit un signe de la main, pour me tranquilliser ou pour me chasser.
Je me suis approchée de quelques pas, maintenant une distance respectueuse entre elle et moi. Je ne pouvais pas la laisser. Je ne pouvais tout simplement pas.

Elle pleurait sans bruit, je voyais bien qu'elle réprimait les rares sanglots qui étreignaient sa poitrine –pas pour moi, j'aurai aussi bien pu ne pas être là, pour elle.
Elle s'astreignait à respirer lentement, par la bouche, elle ne reniflait presque pas.
Elle devait se sentir faible, vulnérable.

Elle pleurait sans détresse, sans tristesse, sans larmes presque. Son attitude n'appelait pas à la consolation, et qu'est-ce qu'il y avait à consoler ?
On y accorde tant d'importance… Ce n'est jamais qu'un peu d'eau salée.

Elle pleurait comme on tire la bonde.
Elle laissait tout s'échapper, voilà tout, & je la regardais, elle semblait si fragile et forte à la fois.
J'aurai pu vous dire qu'elle était plus belle que jamais, qu'elle pleurait comme dans les films.
Mais dans la vie la réalité organique reprend ses droits.

Et puis soudain, tout fut fini.
« Les larmes ne sont qu'une pluie soudaine », dit-on.
Elle était épurée de sa peine, elle souriant.
Elle alluma une cigarette, en aspira une bouffée et murmura, tout bas, comme pour elle-même, « Il est vraiment sans pitié », d'un ton léger, vaguement amusé, elle pouffait presque.
Elle se tourna alors vers moi et entama la conversation avec son entrain coutumier, les yeux encore un peu rougis.

Dimanche 16 septembre 2007 à 0:16

Suite de

Quand enfin vint mon tour, j'ai débité mon texte à toute allure, courant après les mots, trébuchant comme s'ils m'étaient inconnus, essayant de « mettre le ton » (quelle erreur)…
Un court silence accueillit ma brillante prestation.
Puis l'éclat de rire.
Veronika  me regardait en silence, avec gravité, comme si c'était important. Et ça aurait pu être la seule chose qui comptait.
Ce regard. L'approbation que j'y déchiffrais.

Le « metteur en scène » me fit relire ma réplique cinq fois, dix fois, un milliard de fois, me rabrouant et me donnant sans cesse de nouvelles indications, jamais en adéquation avec la précédente.
Il ne s'est acharné ainsi sur aucun des autres « acteurs ».
Enfin, il laissa échapper un « pas mal », comme par accident, et fit signe au suivant d'entamer sa réplique.
Il ne m'adressa plus la parole de tout l'après-midi, et je crois que, dans un sens, Veronika était fière de moi.

Combien d'heures avons-nous perdues dans ce local enfumé, à scander des phrases stupides, à en perdre le sens du langage ? Combien d'après-midi gâchée, souvent pris sur les heures de cours, mais seulement « ceux sans intérêt » selon leurs critères, souvent infructueux (nous tournions en rond, le « metteur en scène » donnait des indications dont personne ne tenait compte et nous recommencions, encore et encore), en partie à cause du nombre de « pauses cigarettes » qu'ils décrétaient, à tout propos, une difficulté quelconque, une contrariété du « metteur en scène » ou simplement la lassitude d'un acteur laissé en coulisse.
Ces interruptions se prolongeaient, ils tiraient quelques chaises de nulle part et déblatéraient, le « metteur en scène » compris.
Généralement, le retour à la réalité était brusque, et tardif, lorsque l'un d'entre eux s'exclamait, un œil sur la montre, qu'il allait être en retard (où ? Cela les regardaient).
Alors, tous se levaient comme un seul homme et désertaient le loft, sans aucune considération pour le désordre qu'ils abandonnaient derrière eux.

Il n'était pas rare que je m'attarde un peu, passer un coup de balais ou ranger vaguement les textes et les accessoires éparses sur la « scène », échanger quelques mots avec le « metteur en scène » découragé.
Assis dans un coin, il prenait des notes (sur quoi ? il nous les cachait farouchement) et regardait parfois dans ma direction, me regardait m'escrimer, pour trouver l'inspiration, j'imagine, et replongeait dans ses feuillets.

Veronika, quand à elle, s'échappait toujours en riant avec ses mais, sans un regard pour moi, me donnant l'impression douloureuse qu'elle m'abandonnait, mais je pouvais être sûre de la retrouver sur le pas de la porte, seule, une cigarette coincée entre ses lèvres et une expression rêveuse flottant sur ses traits.
Ma besogne achevée, elle me prenait par la taille et m'entraînait vers un endroit qui me semblait toujours nouveau et vaguement magique.

Le « metteur en scène » était un personnage fantasque, presque aussi fascinant que Veronika. C'est dire.

Il ne semblait pas appartenir à notre temps.

Il ne marchait pas, il sautillait, faisant des petits bonds de droite & de gauche, comme un gamin.
Ses mains ne tenaient pas en place, elles courraient souvent sur un calepin ou…
Il semblait détenir une impressionnante collection de chapeaux haut de forme (il ne sortait jamais tête nue) dont il agrémentait ses tenues selon une totale absence de bon goût.
Il était étrange & extravagant, se cachait derrière un grand sourire naïf.
Il faisait presque peur.
Il passait des heures sur les bancs de la fac, seul, sans bouger, à observer les gens.
Il refusait même qu'on lui adresse la parole, dans ces moments-là.
On eut pu le croire endormi, ou plutôt statufié, mais le perpétuel ballet de ses mains trahissait son éveil.
Ses « carnets de travail » étaient inégaux, lacunaires, hétéroclites : des mauvais croquis, des mots disparates et des formules mathématiques obscures.
Tel était son univers : un patchwork élimé.
Une fois, il m'a dit, pour résumer son « travail » : « Les mots, c'est le domaine de l'écrivain. Les dessins, celui du dessinateur. Moi, je suis un spécialiste de vie. Je tente d'en saisir des fragments, et toi, ton travail, c'est de les ressusciter. Sur scène. Tu dois rendre vie à tous ces éclats et moi je dois t'y aider. » et il s'est levé & il est parti.
C'était souvent comme ça, avec lui. Il aimait laisser les autres avec leurs points d'interrogation, je crois.
Ou peut-être qu'il était juste frileux. Il avait peut-être peur qu'on l'effleure de trop près.

Il est le denier lambeau de ma vie étudiante pour lequel j'ai gardé une petite place. Il faut dire que je ne me suis jamais entendue avec les autres, et Veronika…
Je lui téléphone, parfois, il me tient des propos incohérents, ne me laisse pas parler. C'est bien. Il n'a pas changé.
Il est devenu chapelier. Ça lui ressemble bien.
Je plains ses clients.
J'aimerai le revoir, le revoir pour de vrai, mais… Je ne sais pas.

Mardi 28 août 2007 à 21:43

Le lendemain (ou plutôt, plus tardivement dans la matinée), je l'emmenais dans une bijouterie du centre-ville.
Voletant entre les vitrines cadenassées, je réussis à lui faire avouer qu'un des colliers lui plaisait : une simple chaîne dorée vêtue d'un pendentif serti d'un unique rubis pareil à une goutte de sang.
Je parviens à l'acheter sans qu'elle ne s'en rende compte (ou bien fit-elle semblant) et lui passais autour du cou à la première occasion.
Elle porta la main à la pierre, silencieuse.
« Sais-tu ce qu'il signifie ? » lui demandais-je en désignant le joyau.
Elle secoua la tête sans répondre.
« Il veut dire je t'aime »
C'était la première fois que j'avais la hardiesse d'extirper ces paroles du secret de mon coeur.
Elle m'embrassa et nous regagnâmes le campus, main dans la main.

Encore aujourd'hui, je me surprends à espérer qu'elle l'a encore.

Mardi 28 août 2007 à 8:50

Elle fumait à la fenêtre, un livre à la main. Peut-être le dernier Nothomb. Ou peut-être pas.
Les battants étaient grands ouverts, et un vent froid balayait cette petite chambre qui était devenue la nôtre.
Elle ne portait ne T-shirt, ni sous-vêtement apparent, et son jean déboutonné tombait sur ses hanches fines.
C'eut été un sérieux outrage à la pudeur s'il n'avait été minuit passé et que le campus entier dormait à poings fermés.
Elle dégageait un charme animal, agressif.


Soudain, elle ne m'apparu non plus comme Veronika, mais comme Victoria.
Qui était cette Victoria (son passé, son histoire), tout cela m'échappait totalement.
Elle était là, c'est tout. C'était la seule évidence.

L'incohérence s'échappa de mes lèvres, comme malgré moi, lorsqu'allongée sur le lit froissé, je la hélais : « Victoria. »
Elle ne releva pas les syllabes incongrues et me regarda longuement sans rien dire, un léger sourire se dessinant sur ses traits.

Qui n'a jamais vu Victoria, je veux dire Veronika, dans cette posture, finissant sa cigarette appuyée au cadre de la fenêtre béante, le visage nimbé de Lune, n'a jamais rencontré la Beauté.

Subjuguée par cette vision, je me levais, affamée d'elle (de ses mains, de sa peau, de ses lèvres).
Elle avait posé son livre au milieu de notre désordre conjugal et m'enlaça, le cylindre incandescent toujours entre ses doigts. Je lui faisais confiance. Aveuglément.
Ses bras saturés de fraîcheur nocturne mordaient mon dos nu.
Elle me serra plus fort, et je ne me souviens que de la silhouette de la Lune pleine, qui se découpait obstinément dans le ciel dépouillé d'étoiles.

<< I'm Darkness | 1 | 2 | 3 | I'm Sin >>

Créer un podcast