Lundi 25 juin 2007 à 14:02


L'autre jour, je tenais la caisse lorsque cette femme étrange a poussé la porte de la librairie.
Je me suis dit que je n'avais jamais autant voulu être quelqu'un.

Elle avait quelque chose d'un peu anormal, un peu incongru.
C'était peut-être ses cheveux (longs, bleus, jamais vu des cheveux pareils), ses yeux, bleu-gris, comme délavés, un peu vitreux d'avoir trop rêvé (ils me terrifiait presque, moi qui ne rêve plus).
Et là, je me suis dit que c'était bien la première fois que je me sentais attirée par une femme.

Je voulais tellement lui parler…
Elle voletait d'un rayon à l'autre, d'une étagère à l'autre, avec cette grâce aérienne, sylphidique, prenant un livre au hasard, survolait quelques pages avant de le reposer n'importe où.

Je l'admirais parce qu'elle semblait totalement libre, comme épurée de toutes ces stupidités chargées d'adrénaline qui saturent les humains.
Je l'admirais parce qu'elle n'était pas humaine. Elle ne pouvait pas être humaine.
Je l'admirais parce que j'aurais tellement voulu passer mes doigts dans ses longs cheveux fins, qui semblaient pareils à de la soie, de l'air liquide.

Un battement de cil et elle avait disparu.

Lundi 25 juin 2007 à 13:38

Elle m'a entraîné dans le parc du campus (si on peut se permettre d'appeler ainsi les deux ou trois arbres et les minces carrés de verdure qui tenait lieu de) et s'est allongée, m'invitant à faire de même, sur le large tronc d'un vieil arbre déjà abattu avant mon arrivée dans cette université.
Joue contre joue, il me semble qu'elle a fait la conversation des heures durant, racontant mille anecdotes que je trouvais captivantes sur elle, les cours que nous suivions, les professeurs, les films qu'elle avait vus et les livres qu'elle avait lus, la pluie, le beau temps.
Pas tout à fait remise de mes émotions, j'avais du mal à émettre autre chose que des « hum… », « hum ? », « hum hum », « mmmmmh » entre autres onomatopées choisis.
Cela ne semblait pas la déranger, elle continuait à babiller avec la même obstination, presque indifférente au fait que j'écoute ou non, en somme.
Et puis le flot de ses paroles a bien fini par se tarir, puis s'interrompre.
Surprise, je m'arrachais à ma rêverie et clignais des yeux.

Elle était à présent assise à mes côtés, et tendais la main pour effleurer ma joue. Jamais caresse ne m'a semblée plus douce.
« Tu permets ? »
Sans attendre ma réponse, Veronika posa à nouveau ses lèvres sur les miennes. Je la laissais faire, un peu éberluée.

L'agitation urbaine, le fourmillement du campus ne nous atteignaient pas à travers la barrière d'arbres et de buissons qui nous cernaient. Pas un bruit ne nous parvenait. Nous étions seules au monde.
Bien sûr que cela fait cliché, mais c'est réellement ce que je ressentais.
Le baiser finit par prendre fin, et elle s'est redressée, me couvrant toujours d'un regard d'infinie bonté, des étoiles tapies au fond des prunelles.
Elle m'a lancée « T'es encore plus mignonne quand tu souris. » en se relevant, et tandis qu'elle se noyait dans le couvert des arbres, me laissant seule avec la verdure, elle m'a lancé « Tu te souviens de mon numéro de chambre j'espère ? Je t'attends ! ». Puis elle a disparu entre deux chênes.
Je voulais déjà la revoir.
Alors j'ai séché les cours de l'après-midi et je suis restée des heures ainsi, à penser à Veronika.

Lundi 25 juin 2007 à 13:38

Elle était là, tout simplement, attablée à une table salle, en formica (comme toutes les autres), elle mastiquait un sandwich en polychlorure de vinyle avec indifférence, les yeux noyés dans le vague.
Je me souviens que sa présence m'avait semblée un peu incongrue, au milieu de tous les autres. Comme si sa place n'était pas ici. Comme si sa place n'était nulle part auprès des êtres humains « normaux ».
J'ai avancé à petits pas jusqu'à sa table, et je suis restée debout, raide, ne sachant si je pouvais m'assoire ou non.
Elle a levé les yeux vers moi et elle m'a fait la grâce de ne pas marquer un petit temps d'hésitation à ma vue. Comme si elle se souvenait de qui j'étais. Comme si son invitation n'était pas purement formelle. Comme si elle m'attendait vraiment.
Puis un sourire éclatant a éclairé son visage et elle m'a tendu la main, avant de serrer la mienne avec vigueur.
Je me rappelle avoir été surprise par son geste, mais je crois que n'importe quel mouvement de sa part m'aurait surprise, finalement.
Elle a posé son sandwich dès qu'elle m'a vue et m'a fait signe de ma m'assoire, un grand sourire rivé aux lèvres.
Elle m'a demandé comment j'allais. Elle me l'a vraiment demandé, je veux dire, pas comme une formule toute faite. Elle avait vraiment l'air de s'inquiéter de mon état.
Je lui ai répondu d'un sourire timide.
Je crois que j'aurais été incapable de prononcer un seul mot (mes mains tremblaient tellement…).

Je me souviens exactement de quoi nous avons parlé. Cela m'étonne encore (des discussions avec Veronika, il y en a eu tellement…).
D'ailleurs, je ne « parlais » pas avec Veronika. Je recevais la parole divine. Sans rire.
Je sais que ça peut sembler un peu excessif (bon, d'accord… à ce point-là, ça devient inquiétant) mais elle était tellement… je ne sais pas. Sûre d'elle ? Cultivée ? Mature ? Veronikesque, tout simplement ?
Enfin…
Je me souviens de son pamphlet mémorable comme elle en faisait à chaque minute contre la cafeteria, ce self miteux avec ses tables trop basses et ses chaises inconfortables, ce qui y tient lieu d'aliments n'en parlons même pas, et puis les dames de cantine dont le contrat stipule que tout sourire ou autre expression inconvenante de joie ou de bonheur est strictement prohibé durant les heures de travail…
Je me souviens de son éloge d'un quelconque cinéaste post-moderne nécessairement connu d'elle seule (le genre qui fait trois entrées lors de la projection de son « chef d'œuvre » dans un petit cinéma d'art et d'essais en ruines, entre vingt-trois heures et minuit : lui-même, sa mère et naturellement Veronika, ou d'une quelconque groupie en mal d'exclusivité, le cas échéant).
Et moi j'avais juste mal à la tête, et encore honteuse de l'état dans lequel elle m'avait vue la veille.
Elle en était à critiquer la médiocrité de nos cours d'histoire du cinéma (tu parles, juste cinq heures par semaine d'une longue énumération de titres, de dates et de noms de cinéastes toujours « in-con-tou-rnables » dont le professeur semble toujours l'ami intime –d'où au moins la justification du fait qu'ils soient cités- au regard de la biographie qui accompagne ledit nom… Que de négligence ! Qu'allons-nous devenir, nous la jeunesse, nous le futur, avec de telles lacunes dans notre éducation, je vous pose la question)… elle en était donc à critiquer la pauvreté de notre programme d'histoire cinématographique lorsqu'elle a annoncé que cela n'avait aucune importance (donc pourquoi ce blâme assidu ?) puisque de toute façon elle irait poursuivre sa scolarité dans l'université K.
J'ai conscience d'avoir écrit ce dernier passage avec quelque désinvolture. J'imagine que les années m'ont fait prendre un recul salutaire, je le crains.
Cependant, je vous prierais de bien croire qu'à l'époque, j'écoutais tout ce qu'elle disait avec une attention presque maladive, comme si je craignais de perdre la moindre de ses paroles…
Je ne cesserai de le répéter : elle me fascinait au-delà du possible et tout ce qu'elle me disait  prenait valeur de vérité inaliénable.

Enfin.
Encore aujourd'hui est gravé dans ma mémoire son visage emprunt d'une conviction farouche avec ses sourcils légèrement froncés lorsqu'elle me fit par de cette décision.
Je répondis quelque chose comme « Oui, j'en ai entendu parler. Je m'étais demandé si j'allais m'y inscrire et puis… », plus pour être polie qu'autre chose (je ne connaissais cet établissement que de réputation, et encore… Je n'avais jamais vraiment songé y mettre les pieds).
Ses yeux résolument plantés dans les miens, elle me demanda « Tu m'y accompagnes ? »
Je détournais les miens en rougissant. J'imagine que je ne comprenais pas encore très bien pourquoi mon cœur battait si fort… que je ne voulais pas comprendre.

Elle a alors fait cette chose incroyable (rien que d'y penser et encore aujourd'hui, je…) : elle s'est penché sur moi et m'a embrassée par-dessus la table. Comme ça. Devant toute la faculté ébahie. Mais pas autant que moi.
Je suis restée figée un instant, choquée, avant de me détourner.
Je crois que si ça avait été n'importe qui d'autre, je me serais enfuie en courant, me réfugier dans ma chambre et sécher tous les cours de l'après-midi, rongée par la honte. J'aurais peut-être même déserté l'université définitivement.
Je suis juste restée sur ma chaise, les yeux rivés sur mes cuisses, lissant la toile de mon jean encore et encore du plat de mes mains.
Mes joues ne devaient rien envier en terme de couleur aux deux tranches de tomates qui dépassaient du sandwich délaissé, au bord de la table.
Veronika s'est rassise, a rapproché son siège de la table et m'a regardé en souriant, comme si de rien n'était. Comme si elle percevait toutes les pensées étranges et contradictoires qui se bousculaient dans ma tête.

« Désolée » a-t-elle dit de l'air le moins désolé du monde. « Je ne voulais pas te causer un grave traumatisme » a-t-elle ajouté avec un petit rire. « Ça fait bizarre, la première fois, n'est-ce pas ? »
Je crois que tous les étudiants, ou du moins ceux à portée de voix, n'en perdaient pas une miette. Un silence de plus en plus pesant s'était installé dans la cafétéria, mais Veronika ne semblait pas en avoir cure, elle babillait gaiement, comme à son habitude.
« Tu me plais. » a-t-elle annoncé d'un ton définitif. Elle s'est ensuite tourné vers le reste de la cantine, en haussant d'un ton « Ça y est, je lui ai dit. Elle me plait. Vous êtes contents ? »
Un murmure traversa la salle, puis chuchotis incessant des conversation reprit.
Elle est encore restée quelques minutes ainsi, la tête entre les mains, à me regarder sans dire un mot, un petit sourire flottant sur ses lèvres.
Je voulais juste disparaître.
Elle a fini par mettre fin au supplice. Elle s'est levé et m'a dit « Viens on va faire un tour. » en me tendant la main.
Que vouliez-vous que je fasse ? Je l'ai prise, évidemment.

Je sortie du self cramponnée à ses doigts, pendue à son bras, blottie contre elle et marchant à petits pas, comme une petite fille.
Un silence de mort accompagnait notre sortie royale.
Et elle, elle souriait, et elle a allumé une cigarette tant bien que mal, à une seule main.

Lundi 25 juin 2007 à 13:37

Je me souviens parfaitement de notre rencontre.
C'était à la « fête de bienvenue » du campus.
Laissez-moi rire. C'était pathétique à faire peur.
Armée de deux ou trois bouteilles d'alcool bon marché (pas la force de faire des allers et retours au buffet, trop peur de tomber), j'étais noyée dans les ombres, à l'écart de la piste, à regarder les autres faire semblant de s'amuser, seule.
J'en étais alors à mes réflexions géniales (comme il n'en arrive qu'avec 3 grammes d'éthanol dans le sang) lorsqu'elle m'a trouvée.

La soirée était finie, ou presque (pour autant que « soirée » il y ait eu).
Il ne restait que quelques étudiants trop éméchés pour ne pas ramper pour se déplacer d'un endroit à l'autre, et des volontaires « responsables », sensés vaguement mettre un peu d'ordre dans la cave exhumée pour l'occasion avant de sombrer dans les bras de Morphée, et accessoirement raccompagner les derniers « fêtards » à leur chambre.

Je croyais qu'on allait m'oublier là, m'enfermer dans cette pièce sordide et m'oublier là, au moins pour la nuit, si ce n'est plus. J'essayais de me convaincre que ça m'était égal, et qu'au moins je pourrais finir sans état d'âme les sucreries et l'alcool ayant échappés à l'avidité de mes condisciples.
Je ne me suis jamais sentie aussi mal. J'étais une larve. E une larve lamentable, pour ne rien gâcher

Et puis brusquement, elle apparût.
Enfin, je me doute bien qu'elle ne s'est pas soudain matérialisée devant moi, mais je n'étais pas en état de relever ce genre de subtilités. Tout ce dont je me souviens est qu'elle est brusquement entrée dans mon champ de vision.
J'ignore comment elle m'a trouvé, peut-être faisait-elle une dernière ronde avant de fermer le local ou…
Elle m'a tendue la main. À moi.
Elle m'a juste tendue la main.

Je crois que j'ai pleuré.
Elle m'a soutenue (le terme le plus juste serait « portée » jusqu'à sa chambre (j'aurais pu lui indiquer la mienne mais je dois avouer qu'il aurait fallu associer trop de syllabes), et j'ai dû m'écrouler sur le canapé, ou quelque chose comme ça.

À mon réveil, il ne restait d'elle qu'une tasse de café vide et froid, un croissant déposé là à mon intention et un mot m'invitant à déjeuner en sa compagnie, à la cafétéria.
Je me souviens avoir songé qu'en matière de rendez-vous galant, il y a plus glamour.

Lundi 25 juin 2007 à 13:35

Je ne sais plus si elle était belle.
Au reste, comment être objective ? Elle m'a tout de suite plue, et aujourd'hui encore…
Pardon. Je ne dois pas avoir de telles pensées, pas maintenant, je…
Elle m'a toujours apparue… comme une sorte d'ange de justice descendue sur terre, abordant fièrement son casque et son bouclier rutilants, révoltée (rien ne l'insupportait tant que la légion des maux qui effleurent la surface de notre petite planète).
Il y avait en elle cette pureté, sous les allures d'Amazone qu'elle se donnait.
Elle nous éclaboussait de lumière.
Oui, elle était belle.
Pas dans l'harmonie de ses traits ou la finesse de sa silhouette, non. Elle l'était par son sourire, par ses gestes imprégnés d'une certaine grâce un peu brusque (comme si elle cherchait à noyer la douceur de ses mouvements sous un carcan de dureté, sans y parvenir tout à fait), par son rire cristallin, sa mine toujours inquiète face à la douleur -jamais la sienne- (c'est l'être le plus rempli d'empathie que j'ai connu), quand elle craignait d'avoir blessé quelqu'un.
Elle l'était par ses manières résolues, son entêtement contre vents et marées.
Elle l'était par les baisers qu'elle déposait sur ma joue, comme un trésor, lorsque nous n'étions pas seules.
Et ses yeux… Gris parle, hachés de brume trompeuses et d'eaux traîtresses, marécages nocturnes, je m'y égarais avec délice.

Je me souviens de ses gestes, de sa façon de porter hâtivement sa cigarette à ses lèvres et d'en tirer une longue bouffée, comme une excuse. Je me souviens de sa manie de passer ses doigts dans ses cheveux blonds et bouclés, les y emmêler avec indifférence, lorsqu'elle se noyait dans ses réflexions. Je me souviens de ses étreintes... des moments où elle me prenait dans ses bras et de rester ainsi, figée presque, une éternité, jusqu'à ce que tous les battements désordonnés de mon coeur s'éteignent dans un sourire.
Elle avait ce pouvoir.

Combien de temps dura notre histoire ? Deux mois ? Trois mois ? Six peut-être ?
Il me semble pourtant que c'était une éternité...
Et c'est moi, j'ai...
Alors pourquoi suis-je encore… si triste ?

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