Jeudi 26 juillet 2007 à 18:21
Dans le loft plein de courants d'airs, la lecture allait commencer. Six ou sept acteurs sur des chaises pliantes au milieu d'une estrade, en demi-cercle sous des ampoules nues ? Un bruit de fuite d'eau continu dans un w-c proche. La fumée de plus en plus épaisse des cigarettes. *
Tous fumaient, comme une convention, et je me sentais vraiment misérable, avec mes doigts et mes lèvres nues de tout cylindre incandescent.
J'aurai volontiers réclamé l'un de ces précieux tubes, par mimétisme, dans une tentative maladroite d'être l'une des leurs, mais j'avais trop peur de tousser, de ne pas réussir à avaler la précieuse fumée, bref, d'être ridicule.
Ils ne m'accordaient que de brefs coups d'œil, comme pour me jauger, et échangeaient des regards lourds de sens.
Comme si j'avais besoin de ça pour savoir que je n'étais pas des leurs.
J'avais atterri parmi eux un peu par hasard, un peu par erreur.
C'est Veronika, comme toujours, elle m'avais amenée là, pour me présenter, me faire partager son hobby, pour…
Elle était comme ça, Veronika : généreuse au point de m'étouffer.
Je suppose qu'elle voulait me « nourrir », intellectuellement parlant, me faire découvrir des gens intéressants, sa "tribu" et puis…
Comme si je n'étais qu'un morceau de glaise malléable à merci, qu'elle voulait façonner à son image.
Mais étais-je réellement cette surface vierge qu'elle croyait. N'effaçait-elle pas, lentement, insidieusement, ce que j'étais alors.
Ni elle ni moi n'en avions conscience.
J'étais donc assise sur cette chaise inconfortable, dans cet appartement enfumé, étouffant, parmi ces gens, ces acteurs, qui me mépriseraient si je ne leur étais pas tant indifférente.
Ils ne me toléraient que parce qu'ils avaient besoin de quelqu'un pour la pièce.
Et encore.
Ils me supportaient parce que c'était le vœu de Veronika.
Que peut-on refuser à Veronika.
Elle était là, bien sûr éblouissante comme il se doit.
Elle ne me prêtait aucune attention, elle débattait joyeusement avec son voisin de droite, leurs éclats de rire tintaient douloureusement dans mes oreilles.
Ce garçon m'avait d'emblée semblé antipathique. Allez comprendre.
C'était un tout petit club de théâtre, ils devaient être cinq ou six, pas plus. Nous attendions le « metteur en scène ».
Des étudiants de mon cours « d'histoire du septième art », exclusivement.
Je crois qu'en fait c'était eux qui l'avaient fondé, ce club, il n'avait même pas d‘existence d'administrative au campus.
Le « local » était l'appartement de l'un d'entre eux.
Cet atelier, c'était une sorte de blague entre eux, un défi, une façon de perdre du temps entre amis.
Ils n'avaient que faire de l'hypothétique représentation finale, d'ailleurs il me semble qu'il n'y en a jamais eu.
En bons étudiants en cinématographie, tout ce qui n'était pas inscrit sur une pellicule n'avait pas d'existence. Alors…
La pièce qu'ils voulaient mettre en scène était une petite pièce miteuse et sans profondeur, facile et tortueuse, écrite par un auteur contemporain sans envergure et sans succès, qui ne s'était sans doute jamais risqué à écrire autre chose.
Le dramaturge la voulait sans doute dérangeante et inspirée, absurde et détentrice de vérités publiées, ce n'était qu'une petite boursouflure de vanité, aux dialogues creux, aux situations invraisemblables et aux coups de théâtre autant inopportuns qu'incompréhensibles.
J'imagine que c'était ce qui leur plaisait.
En tous cas, Veronika adorait, tout en reconnaissant la médiocrité du texte.
J'avais échu d'un tout petit rôle, je devais apparaître dans deux scènes où je n'avais que deux ou trois répliques minimalistes. Après tout, je n'étais là que pour combler un vide, un personnage manquant.
Et pourtant mes mains tremblaient tellement…
Je voulais à ce point m'intégrer parmi ces gens hostiles, c'était bien la première fois que j'étais prête à faire des efforts pour me faire accepter… Pourquoi cela me tenait tellement à coeur ? Pour faire plaisir à Veronika ? Pour me prouver que j'en étais capable ? Ou bien…
Enfin, le « metteur en scène » ouvre la porte d'entrée à toute volée, tous se lèvent et le congratulent. Le retour du fils prodigue.
Il ne daignera même pas s'excuser.
Mon Dieu qu'il était beau ! S'il n'y avait pas eu Veronika, peut-être que…
Mais Veronika le surpassait. Elle les surpassait tous.
La lecture commença enfin.
Les acteurs débitaient leur texte d'une voix pâteuse, sans conviction.
J'avais l'impression que la plupart d'entre eux découvraient leur texte (en ce qui me concerne, je savais déjà mes quelques phrases par cœur, bien que nous n'en fûmes qu'à la lecture).
Le « metteur en scène » les interrompait sans cesse, parfois au beau milieu d'une phrase, pour leur imposer sa vision des choses.
À suivre…
* d'après Blonde, de Joyce Carol Oates