Ça a commencé comme ça. Je suis sûre qu’il ne s’en est même pas rendu compte. Ce n’était rien, une parole un peu vive mais je l’ai prise de plein fouet. Mes yeux ont tremblé et mes mains m’ont échappé, mais il n’a rien vu, il ne voit jamais rien. Celui-là ou l’autre, c’est toujours la même souffrance. De ne pas compter. J’imagine qu’on ne peut pas laisser un coup de griffe dans tous les gens qu’on côtoie, je voudrais tous les marquer au fer rouge de mon souvenir. Laisser une trace. J’ai essayé de disparaitre pour voir si ça changeait quelque chose et pendant quelques jours je me suis nourrie de ma haine, j’en ai bouffé à tous les repas, remâchant et ruminant quelques humiliations qu’il m’avait infligées, toutes les fois où ma poitrine a failli se fendre. Je mettais des œillères pour ne pas le voir, ne pas croiser son regard (trop d’honneur que d’admettre son existence), mon expression était calculée, chaque muscle du visage figé, une attitude soigneusement naturelle, comme s’il n’avait jamais compté, qu’il croit lui aussi avoir disparu. Et au cas où il ne l'aurait pas vu eh bien il me resterait toujours de la colère de l’amertume et de la douleur pour le dessert. Cent fois j’ai enfoncé un poignard entre ses côtes, comme si j’y étais, il aurait fini par se rendre compte qu’un truc clochait, il m’aurait demandé si quelque chose ne va pas (vaguement inquiet peut-être, au moins curieux), il aurait déjà oublié ces mots en lames de rasoir qui m’avaient éraflé les joues, et alors j’aurai pu être grandiose : je lui aurai répondu que non, tout va bien , avec un sourire poli mais gelé, indifférent et j’aurai tourné les talons, je l’aurai enfin touché, j’aurai eu ma revanche.
Je n’ai pas tenu, une affection immense a balayé le ressentiment. Je voudrais juste être spéciale à ses yeux.