Dimanche 16 septembre 2007 à 0:16

Suite de

Quand enfin vint mon tour, j'ai débité mon texte à toute allure, courant après les mots, trébuchant comme s'ils m'étaient inconnus, essayant de « mettre le ton » (quelle erreur)…
Un court silence accueillit ma brillante prestation.
Puis l'éclat de rire.
Veronika  me regardait en silence, avec gravité, comme si c'était important. Et ça aurait pu être la seule chose qui comptait.
Ce regard. L'approbation que j'y déchiffrais.

Le « metteur en scène » me fit relire ma réplique cinq fois, dix fois, un milliard de fois, me rabrouant et me donnant sans cesse de nouvelles indications, jamais en adéquation avec la précédente.
Il ne s'est acharné ainsi sur aucun des autres « acteurs ».
Enfin, il laissa échapper un « pas mal », comme par accident, et fit signe au suivant d'entamer sa réplique.
Il ne m'adressa plus la parole de tout l'après-midi, et je crois que, dans un sens, Veronika était fière de moi.

Combien d'heures avons-nous perdues dans ce local enfumé, à scander des phrases stupides, à en perdre le sens du langage ? Combien d'après-midi gâchée, souvent pris sur les heures de cours, mais seulement « ceux sans intérêt » selon leurs critères, souvent infructueux (nous tournions en rond, le « metteur en scène » donnait des indications dont personne ne tenait compte et nous recommencions, encore et encore), en partie à cause du nombre de « pauses cigarettes » qu'ils décrétaient, à tout propos, une difficulté quelconque, une contrariété du « metteur en scène » ou simplement la lassitude d'un acteur laissé en coulisse.
Ces interruptions se prolongeaient, ils tiraient quelques chaises de nulle part et déblatéraient, le « metteur en scène » compris.
Généralement, le retour à la réalité était brusque, et tardif, lorsque l'un d'entre eux s'exclamait, un œil sur la montre, qu'il allait être en retard (où ? Cela les regardaient).
Alors, tous se levaient comme un seul homme et désertaient le loft, sans aucune considération pour le désordre qu'ils abandonnaient derrière eux.

Il n'était pas rare que je m'attarde un peu, passer un coup de balais ou ranger vaguement les textes et les accessoires éparses sur la « scène », échanger quelques mots avec le « metteur en scène » découragé.
Assis dans un coin, il prenait des notes (sur quoi ? il nous les cachait farouchement) et regardait parfois dans ma direction, me regardait m'escrimer, pour trouver l'inspiration, j'imagine, et replongeait dans ses feuillets.

Veronika, quand à elle, s'échappait toujours en riant avec ses mais, sans un regard pour moi, me donnant l'impression douloureuse qu'elle m'abandonnait, mais je pouvais être sûre de la retrouver sur le pas de la porte, seule, une cigarette coincée entre ses lèvres et une expression rêveuse flottant sur ses traits.
Ma besogne achevée, elle me prenait par la taille et m'entraînait vers un endroit qui me semblait toujours nouveau et vaguement magique.

Le « metteur en scène » était un personnage fantasque, presque aussi fascinant que Veronika. C'est dire.

Il ne semblait pas appartenir à notre temps.

Il ne marchait pas, il sautillait, faisant des petits bonds de droite & de gauche, comme un gamin.
Ses mains ne tenaient pas en place, elles courraient souvent sur un calepin ou…
Il semblait détenir une impressionnante collection de chapeaux haut de forme (il ne sortait jamais tête nue) dont il agrémentait ses tenues selon une totale absence de bon goût.
Il était étrange & extravagant, se cachait derrière un grand sourire naïf.
Il faisait presque peur.
Il passait des heures sur les bancs de la fac, seul, sans bouger, à observer les gens.
Il refusait même qu'on lui adresse la parole, dans ces moments-là.
On eut pu le croire endormi, ou plutôt statufié, mais le perpétuel ballet de ses mains trahissait son éveil.
Ses « carnets de travail » étaient inégaux, lacunaires, hétéroclites : des mauvais croquis, des mots disparates et des formules mathématiques obscures.
Tel était son univers : un patchwork élimé.
Une fois, il m'a dit, pour résumer son « travail » : « Les mots, c'est le domaine de l'écrivain. Les dessins, celui du dessinateur. Moi, je suis un spécialiste de vie. Je tente d'en saisir des fragments, et toi, ton travail, c'est de les ressusciter. Sur scène. Tu dois rendre vie à tous ces éclats et moi je dois t'y aider. » et il s'est levé & il est parti.
C'était souvent comme ça, avec lui. Il aimait laisser les autres avec leurs points d'interrogation, je crois.
Ou peut-être qu'il était juste frileux. Il avait peut-être peur qu'on l'effleure de trop près.

Il est le denier lambeau de ma vie étudiante pour lequel j'ai gardé une petite place. Il faut dire que je ne me suis jamais entendue avec les autres, et Veronika…
Je lui téléphone, parfois, il me tient des propos incohérents, ne me laisse pas parler. C'est bien. Il n'a pas changé.
Il est devenu chapelier. Ça lui ressemble bien.
Je plains ses clients.
J'aimerai le revoir, le revoir pour de vrai, mais… Je ne sais pas.

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