Bien sûr que tout est comme avant. Et bien sûr qu'il manque Fée, mais même ça j'ai presque réussi à m'y faire.
Tout est propre, comme je l'avais quitté. Elle s'est occupée de notre cocon, patiemment, amoureusement, en attendant que je revienne.
Ça n'était pas l'envie de revenir qui me manquait, c'est juste qu'autre chose accaparait mon attention. Que quelqu'un d'autre accaparait mon affection.
C'est la vérité que vous voulez ? Je n'en pouvais plus de vivre avec Fée sans jamais pouvoir la croiser.
Si je m'en veux d'avoir délaissé l'appart, d'avoir abandonné Fée ?
Qu'est-ce que vous croyez ? Que je peux être heureuse sans elle ?
Mais lorsque je lui en ai parlé, elle a enfilé son grand sourire compréhensif et m'a dit que ça ne faisait rien, que je prenne le temps qu'il fallait, qu'elle se débrouillerait.
Qu'est-ce que vous voulez faire contre ça ?
J'ouvre brusquement la porte de ma chambre, je m'attendais à une atmosphère raréfiée et pesante, mais l'air est frais, elle vient d'aérer, je devine même son odeur sur mes murs. Il ne m'était pas venu à l'idée que peut-être elle venait ici, parfois, y chercher ma présence et un peu de réconfort, quelque bouts de moi que j'aurais égaré dans les placards, sur ma table de nuit ou entre les draps un peu froissés encore par ses insomnies, comme je l'avais fait maintes fois moi-même lorsque je n'en pouvais plus de son absence.
Je m'assois sur le canapé et j'allume une cigarette avec un sourire triste.
J'aurai peut-être du prévenir Fée de ma venue mais tout aurait été gâché, n'est-ce pas ?
Elle ne va pas tarder.
J'aimerais vous dire que je le sens car nous sommes mystérieusement reliées, unies malgré nous par un lien impalpable, elle et moi, mais ce genre de choses n'arrive que dans mes rêves.
J'aimerai vous dire qu'il ne se passe rien, que ma vie n'est qu'un condensé de lacunes et que je n'ai plus rien à dire à personne, que je migre de villes en villes, d'hôtels miteux en hôtels miteux, pour assurer la promotion de mon dernier livre (récemment paru dans l'anonymat le plus total) lors de soirées où même les organisateurs ne prennent pas la peine d'aller, avec Nobu comme seul soutien devant ce vide effrayant.
Car non, je ne suis pas seule. Encore.
Mon téléphone vibre, c'est lui justement.
J'entends presque la voix de Fée me susurrer « tu irradies, mon yakitori »
Il est beau et maladroit, il m'aime comme on ne m'avait jamais aimée encore.
Il est tellement adorable, comment peut-il souffrir une fille comme moi ?
Il me couvre de fleurs, de louanges, de baisers passionnés et d'applaudissements… Je ne mérite pas tout ça.
Ce n'est pas moi qu'il admire ainsi, ça ne peux pas être moi, je ne suis pas digne de tant d'amour, il doit aimer quelque chose entre ce que je ne suis pas et ce qu'il s'imagine que je suis.
Mais est-ce important.
En amour comme ailleurs, les gens sont interchangeables.
Les noms, les visages, les sourires et les tapis, les hôtesses d'accueil, rien n'a vraiment d'importance. Rien n'a vraiment de sens. Les gens sont comme tout le reste : jetables.
Il m'aime comme il pourrait en aimer une autre. N'est-ce pas ?
Mais qu'importe. Puisque je l'aime moi-même de toute mon âme damnée.
Et il endure tranquillement tout ce temps perdu dans les trains, à l'arrière des taxis, dans les bus, il endure la fatigue lorsque je lui dis de m'attendre et que je rentre trop tard, il endure de me voir passer mes soirées à faire des chatteries à d'autres sans lui accorder un regard, car c'est nécessaire, il endure d'être le seul à applaudir à la fin de mes discours.
Et il applaudit, il applaudit, il se brise les phalanges et la voix, et moi je m'effondre en coulisses.
Je ne veux pas qu'il me voie dans cet état. Mais il ne faut pas s'inquiéter. Je vais bien. Evidemment. Comment aller mal lorsqu'il est à mes côtés ?
Je consulte mon répertoire, j'aimerai parler en attendant Fée, mais je n'ai rien à dire à personne.
Le roi des sylphes me manque, je voudrais lui envoyer une pensée mais j'ai toujours peur de l'ennuyer alors je renonce.
Mon portable vibre, peut-être est-ce le roi des sylphes ?
Non. Nobu, une fois encore.
Il a trop peur que je l'oublie, il a trop peur de m'égarer, même nos étreintes ne parviennent à l'apaiser.
Comment pourrais-je ? Il me protége.
Tout me manque, l'appart' 707 et une vie trépidante, Fée et le roi des sylphes, mais pas pour longtemps.
Nobu apporte ma valise tout à l'heure, Fée l'aime bien, demain je verrais le roi, tout ira bien, je mets l'eau à chauffer en attendant Fée, elle ne va plus tarder.