Jeudi 29 avril 2010 à 19:40

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Jane est petite, brune, des lunettes cerclées de noir qui donnent à ses regards le tranchant inquiétant d’une dague. Avec Jane, les mots semblaient toujours sur le point de se briser, le monde n’en finissait pas de vaciller dans ses verres dépolis. Elle tenait sa tasse brulante étroitement serrée entre ses mains, comme si elle tentait de se raccrocher à la réalité. Elle passait des heures dans ce café un peu poisseux, à l’entrée il y avait deux canaris couleur mandarine et en toile de fond un décor chinois qui rappelle celui du film l’Amant : statues de bronze poussiéreuses, enfilade de paravents d’où s’élevaient de petits rires policés, lumières rougeoyantes des lanternes en tissu ballonnées, meubles de Chine, une porte pour s’échapper en arrière-boutique où les désirs un peu spéciaux de certains clients étaient satisfaits et dans l’atmosphère cette fumée huileuse qui m’embrumait. Les doigts de Jane pianotaient sur la table, fiévreux de ne pouvoir courir sur le papier. Elle aimait ce café car il était particulier, il lui donnait l’impression d’être une héroïne, alors elle n’avait pas à me faire attention à moi. Des femmes asiatiques au chignon bridé aux corps déliés glissaient sans nous voir, la soie fraiche de leurs kimonos nous frôlait. C’est moi qui faisais la conversation, parfois, mais finalement ce n’était pas la peine. Je laissais mes mains courir sur ses poignets avec ce qui pouvait passer pour de la tendresse et elle se laissait faire. Il y avait toujours cette vague odeur de thé vert, amère. Jane faisait des efforts pour laisser les limbes mais moi je n’avais plus la force de l’en tirer.
J’avais fait tant d’efforts pour trouver ma place dans son journal mais j’étais trop vieux, trop déglingué pour avoir encore le temps de jouer.
Jane me priait de me rendre à l’hôpital pour avoir une scène palpitante à inscrire dans son journal et un peu de temps pour écrire, moi je n’avais plus de temps à perdre avec Jane.
Bien que nous vivions ensemble (mais je n’étais là qu’à mi-temps, j’avais trop besoin de l’asphalte pour rester longtemps au même endroit), Jane ne m’adressait pas un seul mot lorsque nous nous croisions, elle laissait des notes sur le frigidaire pour me donner rendez-vous à demi-mots, elle s’amusait à décrypter dans son journal les signes qu’elle avait laissé. Moi je n’ai plus envie de jouer aux devinettes.
Jane était une esthète, elle souffrait de la platitude du réel. Moi j’étais un tigre qui ne cessait de se cogner à un cercle de flammes. Jane a pris mon souffle et ma voix, Jane c’est tout ce que j’ai et Jane garde toujours son journal à portée de main. Mais je suis trop usé, parcheminé.
Il n’y a pas de place pour moi dans le journal de Jane car elle est trop occupée à rêver d’un monde où son père serait digne d’y être inscrit. Ce monde n’est pas pour elle. Ce monde, c’est le mien, celui des frustres, on ne prend pas le temps de songer, on n’est qu’à moitié lucide et qu’est-ce que ça peut faire ? On peut faire des kilomètres sans dormir, pourvu qu’on n’ait pas à se regarder dans le rétroviseur, pourvu qu’on puisse se perdre sur la bande d’arrêt d’urgence.
La mère de Jane, elle voulait juste que le monde la laisse s’évaporer et elle m’a laissé Jane. C’est sans doute mieux ainsi.
Jane ne sait peut-être pas qui je suis. Elle n’est pas comme sa mère, elle n’a pas appris à lire entre les lignes. Je cherche toujours à me faire une place dans son journal. Mais il est sans doute trop tard.
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