A peine avais-je achevé l’ouvrage que j’étais amoureuse. J’aimais ce personnage romanesque, cruel et fragile, tellement plus intense et nébuleux que tous les hommes réels. Et moi, je savais son secret, je me disais que j’allai le sauver, le réparer (instinct maternel candide, j’imagine). Mais bien malin qui dira qui a sauvé l’autre.
Dorian valait bien mieux que les autres car dans mon imagination il était à moi et à moi seule. Il ne me décevait jamais, ou seulement quand je le voulais, je le voyais revenir à moi penaud et plus épris que jamais. Je l’avais sauvé, je l’acceptais et à présent il était à moi.
Je trahissais parfois Dorian avec des garçons de ma connaissance, mais il restait l’homme idéal : éternellement jeune, fin et cultivé, sarcastique, fugace et touchant, une petite faiblesse au fond du cœur qui le rendait tellement humain.
Et un jour, Dorian est venu à moi, sous les traits de Seth, mais son nom n’a pas d’importance.
Seth n’était pas parfait mais Seth était libre. Seth était en perpétuel mouvement pour ne pas avoir à croiser de vieilles connaissances. Nouvelles technologies, amélioration des transports, mondialisation… un dur siècle pour les immortels.
Seth m’a abordé dans une soirée bourgeoise, c’est une amie qui m’y avait tiré, avec son charme d’un autre âge il se fondait dans le décor.
- Cette décennie, j’ai décidé de ne courtiser que les femmes portant un bijou en forme de dragon.
J’avais toujours un dragon en argent, les ailes repliées, lové autour de mon pouce, j’aimais à croire que c’était mon totem. Il avait gardé des manières un peu désuètes, peut-être son maintien, son phrasé, son regard.
- Vous n’allez pas en courtiser beaucoup, alors., ai-je répondu, un peu lasse.
Je ne saurai jamais s’il avait improvisé cette maxime ou s’il s’ennuyait à ce point.
Il faut croire que mon dragon m’a porté chance, je l’ai gardé près de moi pendant 10 ans. Et puis je l’ai perdu. Sans doute j’avais grandi.