Machi
Plus le temps passe et plus j'ai le sentiment que tu t‘humanise, et tu ne peux concevoir combien cela me comble.
Non, tu ne « t'humanise » pas. Ce n'est pas le terme. Tu es sans doute la plus humaine de nous tous, dans tes fissures et tes sourires.
Mais il me semble que tu laisses les autres effleurer ton univers, à présent.
C'est bien.
Moi ? Ce que je deviens ? Oh, tu me connais.
L'appart' 707 ne désemplit pas, Fée invite souvent les saltimbanques à prendre le thé ou faire des claquettes, bien qu'aucun de nous n'ait jamais pris un seul cours de claquettes, nos voisins du dessous nous détestent.
La fille du banc passe de longues heures devant notre porte, au rez-de-chaussée, Fée l'invite toujours à entrer, lorsqu'elle rentre de l'université et qu'elle la trouve à fumer, rêveuse, appuyée contre la façade de l'immeuble. Et Fée qui me reproche de laisser mes amis dans le froid, avec une indifférence « sans rivage et sans fond » (je ne sais plus de qui est l'expression, sache juste qu'elle n'est pas de moi).
Et pourtant je ne les vois pas, je ne vois personne.
Tout s'éloigne, toi la première, et j'ai parfois le sentiment d'être une île déserte, les vagues éloignent de moi, inexorablement, tout ce qui m'est cher.
J'écris à peine, mon éditeur use ses touches à m'adresser des mails que je n'ouvre pas.
Je n'ose évoquer le sujet avec Fée : son banquier et elle ne sont plus dans les meilleures termes, nous avons annulé notre escapade à l'archipel, ça ne passe pas très bien à la fac (Fée ne doit pas être adaptée à la vie humaine).
Mais on est encore ensemble, alors ça va. Ça va toujours…
Et puis peut-être que ça ne va pas tant que ça.
Rien de grave, bien sûr.
Tu sais, outre que l'encre ne coule plus aussi bien qu'autrefois, il y a toujours ce garçon, le seigneur des sylphes, le roi des aulnes, qui hante mes mots, qui poursuit mes songes.
Surtout, ne crois pas que les choses changent, je les crois figées à jamais dans la sombre écorce des chênes.
Mais peu importe puisqu'il m'est donné de le saluer et qu'il me réponde, puisqu'il m'est donné d'échanger parfois avec lui quelques paroles sans intérêt, puisqu'il m'est donné de lui sourire, lorsqu'il ne me regarde pas et même parfois lorsque nos regards se croisent.
Je retombe, je m'accroche à nouveau à toutes ces futilités triviales et insignifiantes, et je suis tellement stupide, je ne peux ouvrir la bouche sans l'agresser, tant je suis maladroite, tant je tremble, et tous diraient que c'est mignon, tous diraient que c'est cela tomber, et peut-être qu'il l'ignore, peut-être que mon attitude lui clame le contraire et assassine l'avenir conjugué au pluriel, et je suis tellement… Lamentable.
Tout est perdu. Mais je ne suis pas vaincue.
Parce que je suis humaine, moi aussi, rien qu'une imbécile d'humaine qui espère, qui espère toujours…
Ce ne serait-ce que parce que je sais que si je ne m'attache pas à lui, Cupidon dévira son trait pour que quelqu'un d'autre prenne la place du roi des aulnes, à l'instant même où mon cœur achèvera de soupirer, car cet imbécile refuse de tourner à vide, tu comprends. Et je sais que le roi en vaut bien un autre. Il vaut mieux que les autres.
Parlons d'autre chose, Machi, puisque c'est pathétique de s'apitoyer ainsi sur son sort, puisqu'il n'y a rien à dire, parlons de toi.
Tu es plus loquace qu'avant. Parle-moi de ce garçon qui te guérit.
J'ai peur, Machi, parfois la chimère qui fait « tic-tac » se love dans mon ventre et ça fait mal.
Les échéances courent à ma rencontre, j'aimerais me cacher sous la table mais je n'ai plus le droit.
Le temps… Fée et moi dressons son bûcher chaque soir jusqu'à l'aube et pourtant c'est lui qui nous consume.
C'est ainsi.
Ici s'achève ma lettre, Machi, je m'en veux de tant parler de moi alors que tu as sans doute tant à dire. La tentation est trop forte.
À bientôt, Machi.
Rappelle-toi : il y a un canapé qui t'attend à l'appartement.