Jeudi 1er novembre 2007 à 16:01

Ces durs efforts étaient systématiquement récompensés par une tasse de thé trop fort, quelques biscuits et des piécettes dans la soucoupe.
Et toi de t'exclamer « Oh non Madame ! Pas cette fois ! C'est trop, vous n'auriez pas dû !... », ma mère d'insister, toi de surenchérir jusqu'à ce que ma mère te supplie presque d'accepter ton salaire dérisoire.
Puis le rituel de la tasse de thé est devenu une habitude, ma mère t'invitant de plus en plus souvent, comme ça, sans raison, jusqu'à devenir quotidien.

Pourquoi ne refusais-tu pas.
À ton âge, tu devais avoir mille choses plus passionnantes à faire qu'écouter le caquetage d'une mère célibataire en mal d'affection…
Je ne le saurai sans doute jamais…

Je n'osais me joindre à vous, je t'observais par l'embrasure de la porte de ma chambre, souvent tu t'en apercevais et tu m'offrais un sourire, un sourire bienveillant et plein de chaleur. Je battais en retraite.

Ma mère s'inquiétait de me voir prendre le bus matin et soir, seule, elle t'a enjoint de « veiller sur moi » durant ce long périple, périlleuse mission qu'elle te confia comme un « service personnel ».
Ainsi, cinq jours par semaine, tu as consentis à faire un détour pour me conduire jusqu'à l'entrée du collège et à me raccompagner.
T'étais-je sympathique ? Échafaudais-tu déjà des plans ?
Comment savoir ?
Toujours es-tu que tu consentis à la corvée de bonne grâce, je ne t'ai jamais entendu t'en plaindre.
Quand à moi, je n'avais pas eu mon mot à dire sur cette mesure, dont je n'étais ni contente ni hostile. J'étais curieuse de connaître celui avec qui ma mère passait tant de temps, mais j'étais bien trop intimidée pour t'approcher.

Je garde de ces premiers trajets un souvenir très flou.
Tu essayais de me faire parler, je ne desserrais pas les dents.
Tu me parlais non pas comme une gamine, mais comme un être humain doué de raison, je t'en ai toujours été grée.
C'est bien ton genre d'être soucieux d'autrui, j'ai toujours apprécié ça chez toi.
Malgré tout, je te tournais le dos, ostensiblement, pour que tu comprennes qu'on ne m'apprivoisait pas si facilement.
Tu ne te découragea pas et tu parlais à mon dos, tu parlais pour deux, tu parlais de toi, de tes petits déboires scolaires, peut-être même sentimentaux, de tes profs, de l'avenir, d'une hypothétique sortie tous les cinq, ma mère, Mattéo et Anna, toi et moi, des vacances, tout cela n'était qu'une vague mélopée enivrante, tu me noyais sous les mots, je ne saisissais pas la totalité de tes propos mais j'aimais t'écouter, même si ma fierté de gosse ne me permettait pas de le montrer.
Avec le temps, j'imagine que j'ai fini par daigner te faire face, sans rien dire, ma timidité mal camouflée derrière un masque de prétendue indifférence.
Et tu n'étais pas dupe, n'est-ce pas.

Tout se mélangeait… Tu étais mon premier amour, le père qui m'accompagnait au collège, l'Idole, le grand frère que je n'avais jamais eu, l'Inaccessible, le meilleur ami du frère que j'aurai pu avoir, lointain et tellement proche, le voisin, l'ami de la famille…
Je ne savais pas très bien qui tu étais. Sans doute je ne savais pas très bien qui j'étais non plus.

Et le monde se renversa une première fois.
Ma mère s'est prise d'une envie de luxe, elle voulait vivre dans une maison, laissant derrière elle le petit appartement miteux où nous nous entassions, la cage d'escalier qui sentait l'urine et les voisins qui hurlent jusqu'à l'aube.
Et ce n'était pas tout. Tu venais avec nous.
Peut-être ne savait-elle elle non plus très bien où elle en était.
Qui étais-tu pour elle, alors ? Juste le frère de la voisine ? Sa meilleure amie, son confident ? Son psy ? Le fils qu'elle aurait pu avoir ? Son amant platonique ?
Peu importe, car déjà ta vie n'était plus dissociable de la nôtre, de ton gré ou non.

Ma mère croyait que ce nouvel environnement nous aiderait (l'aiderait elle, à vrai dire) à repartir sur des bases neuves, des bases solides, mais elle ne réalisait pas à quel point les fondations de cette existence étaient meubles : un adulte en mal de repères, trois enfants déracinés, un intrus.
Inconsciemment, je crois qu'elle recomposait le schéma familial brisé en effaçant le spectre de l'absent par ta présence, te chargeant, toi l'adolescent arrivé là un peu par hasard, du rôle du mari, du père, de l'homme.
Mais tu le savais, n'est-ce pas ? Tu t'en rendais bien compte.
Tu étais assez intelligent pour ça.

Etait-il normal qu'un mineur quitte son domicile, même celui de sa sœur, pour s'installer avec une femme divorcée et ses trois enfants, des étrangers…
Personne dans l'immeuble ne réagit ouvertement.
Pourquoi étais-je la seule à trouver ça étrange ?
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