Le jour où j’ai rencontré ce garçon, j’ai soudain été hantée par la disparition. Bien sûr, j’avais vu bien des gens disparaitre au cours des siècles, mais je n’en avais jamais pris conscience, je crois que je n’y avais jamais fait attention. Yoko m’avait prévenue de notre rencontre mais même lorsqu’on sait que tout est inéluctable, les choses semblent quand même arriver par hasard.
Je pensais qu’un jour, presque malgré moi, mes pas me porteraient jusqu’à la boutique que Yoko lui avait laissée. Mais non, on s’est croisé dans une épicerie, il avait les bras chargés de sacs plein du saké que Yoko aimait tant. En arrivant à ma hauteur, un de ses sacs s’est déchiré comme par accident mais les picotements qui parcouraient ma peau tandis que je l’aidais à ramasser ses bouteilles me prévenaient que quelque chose d’important était en train de se produire. J’ai planté mes yeux dans les siens et j’ai senti que mon destin était d’attacher mes pas aux siens. Je l’ai donc accompagné jusqu’à la boutique, comme pour lui rendre service, un sac dans chaque main. Sans doute Keiro a-t-il trouvé ça bizarre, mais il fallait que je l’accompagne. Je suppose que Yoko ne lui avait pas parlé de moi, pourquoi l’aurait-elle fait.
J’ai franchi le seuil de la boutique où j’avais si souvent rejoint Yoko avec un frisson de nostalgie, les pièces que je traversais étaient restées les mêmes, sans doute n’avait-il rien voulu changer en souvenir d’elle.
Par politesse, il m’offrit une tasse de saké en s’asseyant en tailleur sur un des coussins de Yoko, avant de tirer la longue pipe qu’elle avait toujours à la bouche. Le visage du propriétaire avait changé mais c’est comme si Yoko avait déteint sur lui.
Pour qu'il sache que je n'étais pas inconnue de ce lieu, je lui demandais s’il avait les mêmes pouvoirs de shaman que Yoko. Il manqua de s’étouffer avec la fumée.
« - Vous connaissez Yoko ?
- Elle m’avait prédit qu’on se rencontrerait. Vous savez ce qu’elle disait toujours…
- Il n’y a pas de hasard, tout est inéluctable… »
Il buvait son saké avec calme, indifférent au fait que la boutique aspirait lentement son énergie pour survivre. Avec Yoko, ça avait été différent, lorsque je l’ai rencontrée je savais déjà qu’elle n’était qu’une ombre, un écho d’une femme morte depuis longtemps. Mais lui, il paraissait si vivant encore, avec son air sérieux, ses traits juvéniles, ses lunettes en cercle de premier de la classe. Et d’un moment à l’autre, il pouvait disparaitre. Disparaitre pour toujours.
« - Vous commencez déjà à parler comme Yoko. Vous entendez ? Ca la fait rire.
- Je n’entends rien.
- Elle ne vous a pas appris à écouter le souffle du vent ?... Cette vieille renarde… Je suppose qu’elle m’a laissé ce soin, en compensation pour ce délicieux saké. » et grâce aux quelques pouvoirs qu’il me restait du temps où j’avais fait corps avec le monde, j’ouvris l’esprit de Keiro aux paroles des disparus qui se mêlent au vent, aux soupirs des arbres et aux chants des herbes. L’âme du monde dans la brise. Et il m’a remerciée, d’un sourire si simple, si ému… Alors je su qu’aussi fort que m’attirait ce garçon, ses beaux traits réguliers, sa réserve pleine d’assurance, la beauté de l’éphémère, j’ai su qu’il n’était pas pour moi, qu’une autre tâche l’attendait. J’étais confronté à un choix, un choix que je repoussais depuis des siècles. Soudain j’ai accepté mon destin avec calme. J’ai donné mon immortalité en pâture à la boutique, je l’ai repue de l’énergie infinie qui courrait sous ma peau, pour sauver Keiro, ce garçon qui aurait pu m’être destiné. Il avait besoin de vivre pour attendre Yoko.
Voilà comment j’ai disparu. Mais je ne regrette rien car dans les sifflements de ma chute vers le centre de la terre, dans cet univers ou dans un autre, j’entends Yoko qui me remercie.