Lundi 25 juin 2007 à 13:38

Elle était là, tout simplement, attablée à une table salle, en formica (comme toutes les autres), elle mastiquait un sandwich en polychlorure de vinyle avec indifférence, les yeux noyés dans le vague.
Je me souviens que sa présence m'avait semblée un peu incongrue, au milieu de tous les autres. Comme si sa place n'était pas ici. Comme si sa place n'était nulle part auprès des êtres humains « normaux ».
J'ai avancé à petits pas jusqu'à sa table, et je suis restée debout, raide, ne sachant si je pouvais m'assoire ou non.
Elle a levé les yeux vers moi et elle m'a fait la grâce de ne pas marquer un petit temps d'hésitation à ma vue. Comme si elle se souvenait de qui j'étais. Comme si son invitation n'était pas purement formelle. Comme si elle m'attendait vraiment.
Puis un sourire éclatant a éclairé son visage et elle m'a tendu la main, avant de serrer la mienne avec vigueur.
Je me rappelle avoir été surprise par son geste, mais je crois que n'importe quel mouvement de sa part m'aurait surprise, finalement.
Elle a posé son sandwich dès qu'elle m'a vue et m'a fait signe de ma m'assoire, un grand sourire rivé aux lèvres.
Elle m'a demandé comment j'allais. Elle me l'a vraiment demandé, je veux dire, pas comme une formule toute faite. Elle avait vraiment l'air de s'inquiéter de mon état.
Je lui ai répondu d'un sourire timide.
Je crois que j'aurais été incapable de prononcer un seul mot (mes mains tremblaient tellement…).

Je me souviens exactement de quoi nous avons parlé. Cela m'étonne encore (des discussions avec Veronika, il y en a eu tellement…).
D'ailleurs, je ne « parlais » pas avec Veronika. Je recevais la parole divine. Sans rire.
Je sais que ça peut sembler un peu excessif (bon, d'accord… à ce point-là, ça devient inquiétant) mais elle était tellement… je ne sais pas. Sûre d'elle ? Cultivée ? Mature ? Veronikesque, tout simplement ?
Enfin…
Je me souviens de son pamphlet mémorable comme elle en faisait à chaque minute contre la cafeteria, ce self miteux avec ses tables trop basses et ses chaises inconfortables, ce qui y tient lieu d'aliments n'en parlons même pas, et puis les dames de cantine dont le contrat stipule que tout sourire ou autre expression inconvenante de joie ou de bonheur est strictement prohibé durant les heures de travail…
Je me souviens de son éloge d'un quelconque cinéaste post-moderne nécessairement connu d'elle seule (le genre qui fait trois entrées lors de la projection de son « chef d'œuvre » dans un petit cinéma d'art et d'essais en ruines, entre vingt-trois heures et minuit : lui-même, sa mère et naturellement Veronika, ou d'une quelconque groupie en mal d'exclusivité, le cas échéant).
Et moi j'avais juste mal à la tête, et encore honteuse de l'état dans lequel elle m'avait vue la veille.
Elle en était à critiquer la médiocrité de nos cours d'histoire du cinéma (tu parles, juste cinq heures par semaine d'une longue énumération de titres, de dates et de noms de cinéastes toujours « in-con-tou-rnables » dont le professeur semble toujours l'ami intime –d'où au moins la justification du fait qu'ils soient cités- au regard de la biographie qui accompagne ledit nom… Que de négligence ! Qu'allons-nous devenir, nous la jeunesse, nous le futur, avec de telles lacunes dans notre éducation, je vous pose la question)… elle en était donc à critiquer la pauvreté de notre programme d'histoire cinématographique lorsqu'elle a annoncé que cela n'avait aucune importance (donc pourquoi ce blâme assidu ?) puisque de toute façon elle irait poursuivre sa scolarité dans l'université K.
J'ai conscience d'avoir écrit ce dernier passage avec quelque désinvolture. J'imagine que les années m'ont fait prendre un recul salutaire, je le crains.
Cependant, je vous prierais de bien croire qu'à l'époque, j'écoutais tout ce qu'elle disait avec une attention presque maladive, comme si je craignais de perdre la moindre de ses paroles…
Je ne cesserai de le répéter : elle me fascinait au-delà du possible et tout ce qu'elle me disait  prenait valeur de vérité inaliénable.

Enfin.
Encore aujourd'hui est gravé dans ma mémoire son visage emprunt d'une conviction farouche avec ses sourcils légèrement froncés lorsqu'elle me fit par de cette décision.
Je répondis quelque chose comme « Oui, j'en ai entendu parler. Je m'étais demandé si j'allais m'y inscrire et puis… », plus pour être polie qu'autre chose (je ne connaissais cet établissement que de réputation, et encore… Je n'avais jamais vraiment songé y mettre les pieds).
Ses yeux résolument plantés dans les miens, elle me demanda « Tu m'y accompagnes ? »
Je détournais les miens en rougissant. J'imagine que je ne comprenais pas encore très bien pourquoi mon cœur battait si fort… que je ne voulais pas comprendre.

Elle a alors fait cette chose incroyable (rien que d'y penser et encore aujourd'hui, je…) : elle s'est penché sur moi et m'a embrassée par-dessus la table. Comme ça. Devant toute la faculté ébahie. Mais pas autant que moi.
Je suis restée figée un instant, choquée, avant de me détourner.
Je crois que si ça avait été n'importe qui d'autre, je me serais enfuie en courant, me réfugier dans ma chambre et sécher tous les cours de l'après-midi, rongée par la honte. J'aurais peut-être même déserté l'université définitivement.
Je suis juste restée sur ma chaise, les yeux rivés sur mes cuisses, lissant la toile de mon jean encore et encore du plat de mes mains.
Mes joues ne devaient rien envier en terme de couleur aux deux tranches de tomates qui dépassaient du sandwich délaissé, au bord de la table.
Veronika s'est rassise, a rapproché son siège de la table et m'a regardé en souriant, comme si de rien n'était. Comme si elle percevait toutes les pensées étranges et contradictoires qui se bousculaient dans ma tête.

« Désolée » a-t-elle dit de l'air le moins désolé du monde. « Je ne voulais pas te causer un grave traumatisme » a-t-elle ajouté avec un petit rire. « Ça fait bizarre, la première fois, n'est-ce pas ? »
Je crois que tous les étudiants, ou du moins ceux à portée de voix, n'en perdaient pas une miette. Un silence de plus en plus pesant s'était installé dans la cafétéria, mais Veronika ne semblait pas en avoir cure, elle babillait gaiement, comme à son habitude.
« Tu me plais. » a-t-elle annoncé d'un ton définitif. Elle s'est ensuite tourné vers le reste de la cantine, en haussant d'un ton « Ça y est, je lui ai dit. Elle me plait. Vous êtes contents ? »
Un murmure traversa la salle, puis chuchotis incessant des conversation reprit.
Elle est encore restée quelques minutes ainsi, la tête entre les mains, à me regarder sans dire un mot, un petit sourire flottant sur ses lèvres.
Je voulais juste disparaître.
Elle a fini par mettre fin au supplice. Elle s'est levé et m'a dit « Viens on va faire un tour. » en me tendant la main.
Que vouliez-vous que je fasse ? Je l'ai prise, évidemment.

Je sortie du self cramponnée à ses doigts, pendue à son bras, blottie contre elle et marchant à petits pas, comme une petite fille.
Un silence de mort accompagnait notre sortie royale.
Et elle, elle souriait, et elle a allumé une cigarette tant bien que mal, à une seule main.
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