Le lendemain, elle était postée au même endroit, comme par accident, comme si rien n'avait d'importance, une cigarette éteinte rivée entre ses doigts. J'ai manqué de m'étouffer avec la fumée. Je ne pensais la revoir ni maintenant ni jamais.
Elle m'a observée pendant quelques instants, malicieusement, et m'a abordé avec une grande simplicité.
« Vous avez du feu ? », un sourire espiègle aux lèvres.
Je retournais mes poches en vain. Une fois encore. J'avais le sentiment que la scène se répétait.
« Aucune importance. J'en ai. » et elle alluma sa cigarette.
« J'ai bien cru vous manquer. Vous venez ici toutes les semaines ? »
J'ai acquiescé, dérouté.
« Parfait. Vous allez bien ? »
J'ai cillé. Je ne comprenais plus.
Pourquoi me tenait-elle ce langage, alors que la veille encore ?…
Elle parut déceler mon trouble.
Elle eut un petit sourire contrit.
« Ecoutez, je ne sais pas pourquoi je vous ai dit ça, hier. Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'est étrange mais je ne suis pas parvenue à détacher mes pensées de cet incident. Que dites-vous de réitérer la proposition que vous ne m'avez pas faite la semaine dernière. Ça vous dit de prendre un verre en ma compagnie ? Vous avez un peu de temps ? »
Elle replaça une mèche de sa chevelure et lança « un verre, ça n'engage à rien, n'est-ce pas ? » avant d'éclater d'un rire enfantin.
« À vrai dire, je suis attendue. Bye bye ! »
Eberlué, je la laissai noter son numéro en travers de ma main avent qu'elle ne se laisse à nouveau happer par la foule.
Vendredi 18 avril 2008 à 23:16
Samedi 12 avril 2008 à 12:34
Je l'ai rencontrée dans un cimetière. Je vous dis ça parce que tout commence par une rencontre, n'est-ce pas ?
C'est bien son genre, de hanter les tombes. Son ironie bien à elle.
Non, ce n'est pas vrai. Je l'ai rencontrée au bord de la falaise.
Elle se tenait souvent ainsi, je crois, les yeux rivés sur le gouffre, luttant contre la morsure solaire, à attendre qu'une âme perdue empiète sur son territoire. Que quelqu'un saute. De quoi se nourrir.
Et bien sûr que j'étais un de ces pauvres hères, au bord du ravin.
Elle était sur sa souche d'arbre, elle me regardait tergiverser avec un sourire désabusé.
Je ne l'ai pas vue tout de suite, tourmentée comme je l'étais par mon petit drame personnel.
« Tu ne veux pas vraiment mourir, n'est-ce pas. »
Je crois que c'est la première chose qu'elle m'ait dite.
J'ai fait volte-face, surprise de ne pas être seule.
Elle avait une coupe à la main, j'apprendrais plus tard qu'elle était en cristal, à demi remplie d'un liquide rougeâtre, je me souviens d'avoir distraitement cherché une bouteille des yeux, sans la trouver.
Le vent fulminait entre les arbres du bois, derrière elle, les nuages s'étiraient pareils à un tapis de poussière et la mer, en contrebas, couleur morganite, était effervescente.
Joli temps pour mourir.
Devant mon minois interloqué, elle a éclaté d'un rire cristallin et a bu une autre gorgée de son breuvage.
« Je ne vous en propose pas, je doute que vous appréciiez. » a-t-elle précisé avec des manières exquises. Si j'avais su…
« Pardon ? » ai-je fini par articuler.
« C'est ridicule, vraiment, tous ces imbéciles qui croient qu'ils souffrent le martyr à la moindre contrariété mineure. Si tu savais les légions qui défilent le long de ce précipice, à essayer de voir leur petit reflet narcissique dans les houles, comme si leur mort allait les délivrer de je ne sais quelle affliction, je ne sais quel cataclysme, et tout cela est tellement dérisoire. Vous autres, mortels, vous supprimez pour des motifs triviaux, vous avez perdus le sens du véritable drame, de la mise en scène. Roméo & Juliette n'aurait aujourd'hui rien d'original, il faudrait en faire un vaudeville pour qu'il y ait encore des entrées. Vous ne savez plus souffrir, vous émouvoir, aimer. Et toi, tu es comme les autres. Encore une vie gâchée pour rien. Remarque, dans un sens, ça me rend les choses plus facile… »
Elle parut soudain se souvenir de ma présence.
« Tu veux de l'aide, peut-être ? Tu veux que je te pousse ? »
Elle s'était alors levée d'un mouvement leste et gracieux et s'approchait de moi avec des manières de danseuse.
« Je puis abréger tes souffrances, tu sais… » a-t-elle susurré à mon oreille en se glissant dans mon dos, une main sur ma gorge. Elle était féline. Et dangereuse.
« Quel est ton nom ? Non, ne me le dis pas. Je n'ai pas envie de le savoir. Tu veux vraiment mourir ? Laisse moi faire. Laisse la mort à ceux qui s'y connaissent. Ceux qui n'ont plus le choix… »
Elle ne me parlait pas vraiment, elle se parlait plutôt à elle-même, elle parlait comme quelqu'un qui avait dû se taire pendant très longtemps…
« Vous avez envie de mourir ? » je lui ai demandé, parce que je ne voyais pas très bien où elle voulait en venir.
Le charme était brisé.
Elle a regagné sa souche et a saisi son verre pour en prendre une nouvelle gorgée, en me jetant un regard ambigu.
« Moi ? Quelle idée saugrenue. Allons, distrais-moi. Parle-moi de toi. Qu'est-ce que tu fais ici ? Ce n'est pas un endroit pour les filles de ton âge. »
Les airs supérieurs qu'elle se donnait m'exaspérait.
« On dirait que le temps se couvre. » a-t-elle constaté avec un sourire acéré, comme si cette remarque sur les aléas climatiques enfermait une fine facétie dont elle seule goûtait le sel.
Vendredi 11 avril 2008 à 23:50
Si c'est la vérité que vous voulez, je puis vous la dire. Je puis vous l'enseigner.
Fermez-la. Ecoutez-moi bien. Charognards.
Oui, tous autant que vous êtes. Des charognards, avides de ronger le moindre os de savoir qu'on vous lance.
La vérité, je puis vous la transmettre, je l'ai apprise au prix de mon sang, on me l'a enseigné au pris de ma chair, on l'a inscrite au fer rouge sur mon épiderme, j'ai eu mal à en crever mais on n'en crève jamais.
Vous ne voulez pas savoir. Personne n'a envie de savoir ça, croyez-moi. La vérité, elle se paye au prix sanguinolent de votre viande.
La vérité, c'est que personne ne vous attend. La vie ne mène inexorablement que vers le néant par lequel elle a débuté. Rien ne sert de courir, tout n'est qu'insanités dérisoires.
Vous le saviez, n'est-ce pas ?
Vous voulez la vérité sur la guerre, cette guerre qui nous dévore depuis des mois ?
Mais taisez-vous un peu. Vous entendez les cris ?
Ce sont toutes les créatures qui seront mortes avant votre prochain souffle et qui aurait eu tant de choses à vous apprendre, bien plus… Que moi ?
La vérité, elle est là. Dans leur agonie. Dans la douleur.
Nous ne faisons la guerre que pour nous rappeler qu'il n'y a qu'une vérité : la douleur. Ne l'oubliez pas.
Vendredi 11 avril 2008 à 23:35
Tu ne me connais pas, ou peut-être que tu me connais trop bien.
Je serais prête à tout pour un sourire. Tout.
Je voudrais me traîner à genoux à tes pieds mais tu sais bien que je n'aurais pas le courage.
Un pas de plus dans cet univers de désolation, désolons-nous puisque c'est bien la seule chose qui nous reste, je voudrais ployer mais je ne suis pas sûre d'en avoir la permission.
Si je capitule, me laisseras-tu enfin tomber.
Tu m'as trop dit que je n'étais pas à la hauteur, que je ne suis pas celle que je devrais. Celle dont tu as besoin.
Il est sans doute temps pour moi de tirer ma révérence mais jamais tu ne me laisseras faire, n'est-ce pas.
J'ai sur mes épaules le poids de milliers d'années de torture, de poison, de fiel de tes lèvres et de sel de tes baisers.
Je voudrais tant que tu m'oublies mais un enfant n'oublie jamais son jouet favori, je voudrais tant que tu me regardes mais je sais que ma vue heurte tes pupilles.
Serais-je jamais plus…
Tu es le sel sur mes plaies. Cesse de me tuer et laisse-moi vivre.
Je n'ai fait qu'aimer.
Tu me zèbres de griffures, comment,t en sommes-nous arrivés là dis-moi ?
Ni toi ni moi n'avons jamais voulu ça, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?...
Samedi 5 avril 2008 à 0:29
C'est tout ce que m'a laissé mon ex : mes premiers émois véritables, un porte-clef, un ou deux bouquins qu'elle a oublié chez moi, pas mal de souvenirs, un high score sur mon téléphone. Et un bébé. Mais le bébé, elle l'a gardé.
Je ne me suis pas méfié, vous comprenez. Les filles qui ont l'air équilibré, on se méfie jamais.
Tenez, elle voulait même entrer en classe prépa cette année, elle prenait la pilule, pas de quoi s'inquiéter.
Non, je ne comprend pas pourquoi.
Elle voulait continuer ses études, normal, elle ne voulait pas d'enfant, ni maintenant ni jamais, elle ne voulait pas qu'on reste ensemble pour l'éternité.
Mais ce n'était pourtant pas un accident. Je la connais.
J'imagine que c'était pour elle une sorte d'expérience. Sa façon toute personnelle d'embêter un maximum de monde, comme ça, très simplement. Pour s'amuser.
Quand je suis allé la voir, juste après l'accouchement (nous n'avions pas rompu, elle a juste insisté pour que je ne vienne pas. « Un truc de filles », d'après elle), elle était comme d'habitude, comme avant, comme s'il n'y avait pas ces trois kilos sept cents grammes de chair rose remuante et braillard entre nous.
« Elle est laide, hein ? » m'a-t-elle déclaré d'emblée, en riant. « Je te présente Chise. »
« - Chise ?...
- Et pourquoi pas ? », bravache.
Elle n'avait pas compris que ce n'était pas le prénom en lui-même qui me heurtait, aussi étrange fut-il, mais le fait qu'elle l'ait choisie seule. Sans même me demander mon avis.
Elle marquait son territoire : ce bébé, c'était le sien rien qu'à elle. Et rien ne pourrait se mettre entre eux. Pas même moi. Son père.
Je n'avais été qu'un outil à sa conception.
Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle est sortie avec moi dans ce seul but, elle n'était pas aussi calculatrice. Mais parfois, je me pose la question…
« Tu n'es pas obligé d'être son père, si tu ne veux pas. On peut continuer à se voir, comme avant, sans que tu n'ais aucune obligation vis-à-vis d'elle.
Je ne veux imposer Chise à personne, tu comprends, c'est ma fille, c'est ma vie, et je ferais le maximum pour qu'elle et moi on ne soit jamais une charge pour les autres, et même si je suis obligée, et bien, c'est ma vie, tu comprends ! J'avais besoin d'elle, je l'ai attendue neuf mois, et ça y est, on est réunies.
Je ne ferais sans doute pas une bonne mère, mais j'avais besoin d'elle, tu vois ? Grâce à elle, je ne serais jamais seule, tu vois ?
À ce propos, si tu veux partir, je comprends, je ne te le reprocherai pas.
Je ne lui cacherai pas ton nom, si ça ne te gène pas, à l'âge où elle voudra connaître son père, mais je te jure que je ne t'embêterais pas plus que ça. Je te le répète, personne ne t'oblige à être le père de Chise. »
Voilà comment elle était. Elle avait déjà décidé que je ne serais pas le père de Chise. Elle avait déjà décidé que Chise n'aurait pas de père.
Elle n'avait même pas envisagé que je voulais peut-être l'élever avec elle, ce môme. Ce ne serait-ce que pour elle.
Avec le recul, je crois que tout était dans cette phrase : « grâce à elle, je ne serai plus jamais elle »
Je ne sais pas qui elle cherchait dans cet enfant (sa meilleure amie ? un miroir ? un clone ? la petite sœur qu'elle n'a jamais eu ? une amie imagine en chair et en os ?) mais je suis sûr que dans sa tête, ce n'était pas sa fille, mais quelque chose de très différent. J'aurais sans doute dû me mettre entre elle et sa mioche, la lui retirer, mais je n'en avais pas conscience alors, et je ne suis pas sûr que j'en aurais été capable.
Je l'ai regardée avec un air triste et je lui ai demandé « mais pourquoi tu as fait ça, Bee ? Ce n'est pas un accident, pas vrai ? Qu'est-ce que tu cherches à prouver ? »
Et là, elle s'est emportée, le bébé gigotant dans ses bras.
« Et voilà ! Encore avec tes questions, encore à rester là, les bras ballants, sans jamais rien faire de constructif ! C'est bien un homme, tiens ! Ce que je cherche à prouver ? Je cherche à prouver que je peux vivre sans toi, crétin ! Sors ! Sors !! Regarde bien ta fille, c'est la dernière fois que tu la vois. Et tu peux crever pour les garder le week-end ! »
Je pense qu'au fond d'elle-même, elle avait déjà analysée que j'étais potentiellement capable de me mettre entre Chise et elle, donc que j'étais un danger, donc qu'il fallait m'éliminer. À n'importe quel prétexte.
Parfois, je vais traîner de par chez elle, je vois ses parents avec une poussette.
Une fois, je suis allé les voir et je leur ai dit « comme votre fille est mignonne ! » et ils ont répondus d'un sourire gêné avant de poursuivre leur promenade.
Mais même si elle n'est pas à moi, je ne l'oublie pas.
Je leur écris chaque semaine, à elle et à Bee, je ne sais pas si Bee jette mes lettres sans même les ouvrir ou si elle les garde jalousement pour elle ou…
J'attends le jour où dans une enveloppe avec mon adresse tracée en lettres bâton maladroites, il y aura un dessin, une sorte de triangle orange avec des ligne pas très droites et des formes anarchiques à l'intérieur : mon visage, avec marqué en dessous je t'aime papa au feutre.
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