Appartement n°708.
Juste en face du 707.
Longtemps inoccupé, il étouffe la poussière et l'air trop longtemps emprisonné qui n'aspire qu'à s'échapper à travers les vitres à double vitrage, les murs trop blancs suintent la tristesse et les meubles couverts de bâches attendent des jours meilleurs.
Bienvenue chez moi. Mon nouveau chez-moi.
Fée et moi en avions fait l'acquisition, avant de le délaisser. Mais nous avions senti qu'un jour, il nous servirait.
Avant, j'y venais, parfois, respirer sa solitude, laisser mes yeux se perdre dans le terrain vague, dehors, les clore et imaginer que tout recommence, l'appartement n°708 a le même parfum que son voisin de palier, avant que nous l'emplissions de notre essence, imaginer que je suis dans la maison de la mer, notre Eden privé, notre bulle de folie entre deux agonies.
Même écrire dans l'appartement n°708 avait un goût d'inédit, de transgression et d'étrange pesanteur.
Tout est à apprivoiser. Même les pièces vides et lasses.
Si Fée y venait, elle aussi ?
Peut-être.
Elle a le double des clefs, ça c'est certain.
Mais je n'ai jamais senti ses doux effluves se déposer sur ma peau comme une plume satinée dans l'atmosphère raréfié de l'appartement n°708.
Et voilà. Le lieu qui abrite mes jours, veille sur mes nuits.
De toute façon, je n'aurais pas pu vivre loin d'elle.
Son copain s'est installé avec elle, à présent.
Ne croyez pas qu'il me chasse, c'est moi qui ai pris cette décision, de m'éloigner un peu, de… je suis partie avant que…
Ce n'est pas que je ne l'aime plus, c'est autre chose. Elle le sait et c'est tout ce qui compte.
Je suis tellement heureuse pour elle, peut-être même plus qu'elle, alors ça nous fait rire toutes les deux.
C'est tellement… improbable, Fée avec un sylphe.
C'est merveilleux.
J'ai donc échut de l'appartement n°708.
Ne croyez pas que ce soit un supplice, que les cartons aient transités la mort dans l'âme.
Ce n'est pas une jubilation non plus.
C'est juste un détail.
Rien de grave. Rien de déchirant.
Ce n'est pas comme si je n'allais plus la revoir, jamais.
On a tiré à pile ou face, pour savoir qui resterait, mais au fond on s'en moque.
Parce que nous savons toutes les deux qu'aussi fort que nous soyons attachées à l'appart 707, au point qu'il soit devenu une partie de nous, depuis bien longtemps, avant même que nous y vivions, il flottera toujours pour celle qui y sera restée, seule, un parfum d'entêtante mélancolie.
C'est tellement étrange, incongru, un appartement vide. Sans personne qui papillonne tout autour.
Mais au fond, ce n'est pas si différent d'autrefois, avec tous ces jours que Fée passait à ses cours, à ses conférences, à ses… meetings, et que sais-je…
Parfois, lorsque l'immeuble est vide et que chacun vaque à ses occupations, que nul œil inquisiteur ne m'observera d'un air soupçonneux évoluer dans le couloir sur la pointe des pieds, lorsque je suis sûre de ne déranger personne, je quitte mon nouveau logement, vide de présence humaine, même de la mienne (j'ai tellement l'impression d'être un fantôme), je traverse le palier et je réintègre l'appart' 707. Comme on retourne pour quelques jours ou quelques souvenirs au domicile familial, celui qui nous a vu grandir, celui dont chaque pan de papier peint terni par les ans hurle nos chimères d'enfant rêveur, nos pleurs d'adolescent révolté et nos châteaux d'Espagne, juste avant notre entrée fracassante et douloureuse dans le monde des grands. La vie « active ». Pourtant tout le monde y marche à reculon.
La première chose qui me frappe, lorsque j'ouvre la porte, et qui me manque, étrangement (parce que c'est nous c'est notre passé notre présent c'est un de nos traits d'union c'est un symbole), c'est l'absence de l'odeur de tabac froid.
Cette obsédante et infecte sentence de cigarette qui imprégnait tout et qui nous donnait des accès de désespoir, à Fée et moi, puisque rien ne semblait l'acculer à disparaître, quoi qu'en dise les publicités mensongères.
Je comprends que Fée ne veuille plus, pour le bébé et…
Mais j'ai presque envie de consumer une cigarette dans un cendrier improvisé, comme avant, tant cette atmosphère polie et anesthésie m'asphyxie.
Tiens, l'affiche de la mer n'est plus là. Dans mon ancienne chambre, je crois.
Un berceau vient y troubler l'ordre établi.
Je cherche vainement notre histoire, je cherche nos empreintes, à Fée et moi, tout est presque pareil mais tout semble bouleversé.
Alors, j'évolue dans l'appart' 707 à travers le filtre de ma mémoire mais la présence étrangère me colle à la peau.
Filtre.
Je ne fume presque plus, les volutes évanescentes prennent ses traits lorsque je suis seule, je ne veux pas, je ne veux pas vivre ici.
Je fume à la fenêtre, mon esprit s'envole sur les galions gris qui filent vers les étoiles, portées par le vent froid d'automne, et je sais que Fée décèlera les effluves âpres de tabac, et elle aura un sourire un peu passé, lavé par l'usure des jours, j'aimerai lui laisser un mot sur la table, une griffure pour marquer mon passage, mais rien n'est plus comme avant, alors je prends la clef des champs et je claque la porte derrière moi. Comme une voleuse.
Je sors pour oublier, une averse argentée dégringole du ciel, pourquoi argentée ?, je suis imprégnée de Fée, la magicienne, le ciel gris perle, c'est joli mais il y a trop de voitures qui saturent mon horizon, leur carcasse de métal me blesse, je n'entends plus la mélopée des gouttes, c'est dommage, elle m'apaise.
J'aimerais parler à quelqu'un mais je suis seule, je sais quelle voix je veux entendre mais je ne veux pas le déranger, je n'ai pas le droit, il ne sait pas que j'ai dérobé ce harpon à dix chiffres.
Malgré les jours et les années, c'est lui, toujours lui qui scintille lorsque je clos les paupières, c'est lui, toujours lui, puisque tout ceci n'est qu'un rêve, une gigantesque machination, une projection de ce que pourrait être cet avenir honni, à l'heure où rien ne sera pareil, où les moules seront brisés, mais chacun de leurs éclats s'enfonce dans mes pores, comme autant de dagues dans mon vieux cœur laminé, j'ai peur, j'ai si peur.
C'est pour ça que j'ai tellement besoin d'elle.
Car malgré quelques doutes dérisoires et quelques angoisses ridicules qui m'étreignent encore parfois… elle sera toujours là, roc inébranlable dans cette vallée de larmes.
Il m'arrive de vouloir purger mon univers de toutes ces présences douloureuses qui m'assaillent, comme autant de vagues qui me tourmentent, je voudrais écoper cet océan avec un sceau percé, parce que je n'ai peut-être besoin que d'elle… mais j'ai trop peur de l'étouffer.
Je ne conçois pas le futur sans elle, peut-être que c'est elle le futur.
Alors moi, ça va. Ça va très bien. Appart' 707.