J'essuie la bile du bord de mes lèvres. Enfin tu es là. Enfin je vais m'amuser. M'amuser à te tailler en pièces.
Elle ne se doute de rien encore, échouée dans un coin de la pièce, les mains jointes autour de son verre, elle semble à l'écart de la fête.
Je ne perds pas de temps à la plaindre : c'est mérité. Après tout, qui a pris la peine de se mettre en froid avec tous les convives, méthodiquement ?
Bien sûr, je pourrais la laisser dans son coin, par respect pour le maître des lieux, le seul qui ait encore pitié d'elle, mais je ne peux résister à cette ultime occasion de distiller mon venin. Je ne voudrais pas qu'elle oublie son forfait, elle qui s'acharne à vouloir travestir les faits. Mais elle ne trompe jamais qu'elle-même.
Je tente de me remémorer les termes de la pathétique lettre d'excuses qu'elle a adressé à mon petit ami, quelques jours plus tôt, et qu'il n'a même pas lue.
Puisqu'il n'est pas disposé à y répondre, je compte bien le faire moi-même. Je sais que c'est fort généreux de ma part, que je ne devrais pas. Mais comment résister à une telle occasion d'appuyer là où ça fait mal ?
Après tout, c'est plutôt à moi qu'elle aurait dû présenter des excuses. Mais personne n'ignore pourquoi elle ne l'a pas fait.
Je l'aborde donc, avec un grand sourire et des manières volubiles.
Technique de déstabilisation élémentaire : elle croyait peut-être que j'allais l'ignorer ? La snober ? L'estropier, peut-être ?
Très peu pour moi. Il serait tellement grossier de ma part de ne pas saluer une si vieille « amie ».
Et puis, c'est tellement plus distrayant de voir sa mine effarouchée lorsque j'avance vers elle, bras tendus, dans mon grand rôle de diva, volume poussé au maximum : « chériiiiiiiie ! ça fait siiiiiiiiiiiiiii long-temps ! » en claquant deux bises dans le vide.
Je m'installe gracieusement à ses côtés, en prenant garde à ne pas la toucher, de toute façon, ce n'est pas la place qui manque autour d'elle.
« Alors, D., comment se sont passée tes vacances ? » je lui demande d'un ton désinvolte, un sourire carnassier aux lèvres et les bras agressivement croisés sur la poitrine.
Je n'ai pas vraiment envie de l'entendre geindre (je l'ai trop entendu) alors j'enchaîne.
«- J'ai cru comprendre que tu avais passé deux mois à t'ennuyer à Paris ? Comme c'est dommage ! Si tu ne t'étais pas brouillée avec tout le monde, tu aurais pu passer du temps avec nous. Peut-être même aurais-tu pu entr'apercevoir ton C. bien-aimé.
Il y a un proverbe qui dit « si tu te fais de nouveaux amis, garde les anciens car si les uns sont d'argent, les autres sont d'or. »
Enfin, tu as préféré tout gâcher, c'est ton droit le plus strict.
- Eh bien écoute, euh au moins ils étaient là quand ça n'allait pas. Et puis je n'ai pas « tout gâché » toute seule comme tu dis. On ne peut pas se disputer tout seul, et moi au moins j'ai reconnu mes torts, je me suis excusée, et j'attends toujours les tiennes.
- Je te reconnais bien là. Encore mentir, encore présenter les choses telles qu'elles ne sont pas. Toujours les mêmes rengaines stériles. Enfin, il faut bien que tu te raccroches à quelque chose j'imagine.
J'étais là pour toi, j'ai toujours été là pour toi, même si la situation était délicate. C'est toi qui as préféré te tourner ailleurs, vers des oreilles compatissantes qui ne savaient rien de la situation à part ce que tu leur en racontais, accommodé à ta guise.
De toute façon, tout ce que tu sais faire, tout ce que tu as toujours su faire, c'est provoquer des conflits, laisser la situation s'envenimer et après tu regrettes amèrement, mais tu n'as pas le cran de faire autre chose que de rédiger des mots d'excuses, des lettres, où tu reconnais tes « torts », en prenant bien garde de ne pas les nommer, parce que tu ne les connais pas toi-même, tu n'y crois pas, à tes torts, tu clames ta culpabilité parce que tu sais que ce que les autres attendent de toi, mais au fond, ce n'est pas ta faute, n'est-ce pas ? C'est les autres, la situation, une erreur d'appréciation, le temps qu'il fait…
- Mais non ce n'est pas vrai ! Et tu ne les connais pas, tu ne sais rien !!
- Oh, arrête de geindre. De toute façon, tu n'as rien à dire, tu n'as jamais rien à dire, tu es vide ma pauvre fille.
A dix-huit ans, c'est bien triste mais tu es trop immature pour prendre tes responsabilités. Alors tu évites la confrontation, tu te plains auprès des autres combien tu es malheureuse, tu parles de tes efforts… Quels efforts ?
- Mais… mais…
- Exactement. Des excuses que tu t'inventes pour avoir la conscience tranquille mais c'est du vent.
Tu sais, ta lettre je l'ai lue. C. ne l'a pas lue parce que rien de ce que tu pourras encore lui dire ne le touche. Tu es sortie de sa vie, il serait temps que tu t'en rendes compte. Tu n'es rien pour lui. Il n'en a rien à faire de toi, de tes états d'âmes, de ton petit ego blessé qui ne sait que parler de lui-même, de ton amour perdu d'avance auquel tu te raccroches parce qu'au fond, il y a un plaisir masochiste à souffrir. Rappelle-toi que tu « l'aimes » parce que tu le veux bien.
Et puis tu parles de nos torts, ce qu'on aurait fait, pas fait.
Alors dis-moi, je t'en prie : quels torts avons-nous eu ?
C., celui de ne pas te repousser, dans un instant de fatigue et de désordre sentimental ? Il est responsable de tout arrêter avant l'irréparable ?
Comment as-tu pu avoir la prétention de croire que tu lui plaisais ? Il n'est pas responsable de ce que tu t'imagines.
Tais-toi. Je n'ai pas envie de t'entendre.
Je t'en prie, cesse de nous importuner avec tes souvenirs préhistoriques. C. a eu tort, tu le sais, je le sais, il le sait, ton « gel douche » le sait, TOUT LE MONDE le sait. C. s'en est voulu, il regrette, c'était il y a des mois, fin de l'histoire.
Qu'est-ce que tu crois ? Que tes sentiments te donnent des droits sur lui ? Qu'il était censé attendre que tu te remettes de cette déception sentimentale qui dure depuis des mois ? Ou peut-être aurait-il dû brider ses sentiments pour ton bon plaisir, ne s'intéresser à personne juste parce que tu t'intéressais à lui ?
Aurais-tu fait la même chose ?
Il ne faudrait tout de même pas oublier que c'est toi qui l'as repoussé la première, il y a des mois de cela. Tu as passé ta chance. Dommage. Alors ne gâche pas celle des autres.
- Je n'ai rien gâché du tout !
- Oh, vraiment ? Alors explique-moi la raison de ce silence, quatre mois après le début de mes relations avec C. ?
Parce que je t'ai fait du tort, une fois encore, j'imagine ? Nous t'avons fait du tort. Effectivement.
Nous avons commencé à sortir ensemble. Avec ta bénédiction. Car tu as peut-être oublié (c'est tellement plus simple), mais moi je me souviens que tu ne nous « reprocherais pas de sortir ensemble », tu nous « laisserais nous aimer ». Mais cela, bien sûr, tu t'es empressée de l'effacer de ta mémoire.
Nous avons aussi mis vingt heures pour te dire, pour nous deux. Parce que nous ne savions pas comment te l'annoncer, parce qu'on savait de mal que ça te ferait. Quel manque d'égards, c'est certain. De quoi nous tenir rigueur pendant des mois, des années. Je plaide coupable.
Et puis, nous avons commis l'irréparable affront de ne pas délaisser notre bande d'amis, de ne pas t'avoir couru après alors même que tu nous fuyais, de t'avoir laissée « seule » avec tes nouveaux amis. Mes plus plates excuses.
Je ne vois pas très bien ce que tu pourrais nous reprocher d'autres.
- Baaaah…
- Et puis tu parles de notre dispute, que tu y'en veille, je n'en doute pas une seconde, mais ne t'inquiète pas, je sais très bien que ce n'est pas parce que tu m'as perdue, moi, une de tes meilleures amies, parce que tu n'avais personne d'autre pour te tenir compagnie, mais parce qu'elle a définitivement brisée l'illusion d'amitié qui subsistait entre C. et toi. Tu aurais dû te douter que comme l'a si bien dit J., se brouiller avec une fille n'est pas le meilleur moyen de se réconcilier avec son petit ami.
Et puis, tu parles des coups de fil, des fameux coups de fil que je passais le soir à C., qui ravivaient ta douleur jusque dans ta chambre, te rappelant qu'il était à moi et non à toi.
Certes, ce n'était sans doute pas très délicat de ma part. Dis-moi, quand es-tu venu me confier que tu préférerais que je téléphone ailleurs ? Quand ai-je odieusement négligé ta requête ?
À moins que tu ne confondes, que ce ne soit pas à moi que tu sois venu t'en plaindre mais à tes nouveaux amis, crachant copieusement de la bile dans mon dos, attisant ta colère (mais quand ai-je fait quoi que ce soit pour susciter ton courroux ?) jusqu'à décider, du jour au lendemain, de ne plus m'adresser la parole.
De toute façon, tout cela n'a plus vraiment d'importance. C'est la dernière fois que nous nous voyons, c'est la dernière fois que tu vois C. également. Tu vas pleurer sur ton amour enfui pendant un an, racontant ton petit mélodrame personnel en remaniant l'histoire comme tu sais si bien le faire, tu te disputeras avec tes amis, tu t'en feras d'autres, tu croiras tomber amoureuse d'une légion de garçons sans jamais oser les aborder. Comme d'habitude.
Mais j'espère que tu garderas mes mots en tête, que tu te souviendras combien tu me dégoûtes, et que tu écriras encore d'autres lettres à C. Elles m'amusent beaucoup. J'adore te détester.
Bon, tu m'excuses ? Je vais voir C., on va danser ensemble, on va s'embrasser parce qu'on s'aime passionnément et après on fera ce qu'il n'a pas pu faire avec toi parce que tu es trop laide.
Amuse-toi bien… Si c'est encore possible.