Jeudi 1er novembre 2007 à 16:29

Je ne sais à quel moment les regards ont changé.
Tu continuais à m'accompagner à l'école, tu continuais à me parler et tenter de me faire rire, à défaut de me faire parler, tu continuais à écouter ma mère te conter ses malheurs en vidant une bouteille de vin rouge à elle seule.
Et pourtant…

Je t'aimais comme peut aimer une gamine de treize ans, avec passion et irréalité, détachement, tu étais comme le compagnon de ma mère, mon père par extension, et en même temps tu ne l'étais pas vraiment, tu ne pouvais pas l'être, tout cela était tellement compliqué…
Je sentais qu'il y avait quelque chose qui clochait, comme quand ma mère, ivre morte, se pendait à ton cou en répétant « je t'aime, Guillaume, je t'aime très fort… », que tu la portais jusqu'à son lit sur lequel elle s'effondrait et qu'elle exigeait que tu le partages avec elle pour la « protéger des monstres », et que toi, tu restais éveiller la nuit entière à lui caresser la main, assis sur le bord du matelas, tandis qu'elle se débattait avec ses songes.
Tout cela n'était pas normal, n'est-ce pas ?

Et puis les regards se sont métamorphosés.
Je ne t'apprends rien en te disant que je devenais une femme, ça tu t'en étais aperçu avant même que je ne réalise ce qui m'arrivait.
C'était des regards appuyés lorsque nous nous croisions, au hasard des couloirs, des regards à table, où tu ne prêtais presque plus attention à ton assiette, et ma mère de répéter « tu m'écoutes Guillaume ? Tu m'écoutes ? », des regards et de longs silences dans le bus, et que sais-je encore, jour après jour.
Peut-être n'en étais-tu même pas conscient. Au début.

Et puis, il y a eu les gestes.
Des ces gestes qui nous échappent.
Cette façon de prendre pour prétexte de me recoiffer pour effleurer mes cheveux, mes tempes. De rajuster mes vêtements, d'attarder tes mains un instant de trop. Ces étreintes spontanées, à tout propos, ces baisers appuyés. De me prendre le bras pour capter mon attention, me retenir.
Cette manie de se coller tout contre moi pour lire par-dessus mon épaule, voir ce que je fais. D'entrer dans ma chambre ou dans la salle de bain à l'improviste.

Etais-tu conscient du trouble que tu suscitais en moi alors ?
Sans doute n'étais-je pas bonne comédienne, à l'époque, et mes émotions devaient transpirer des pores de ma peau.
Et pourtant, il n'est pas impossible que tu n'ai pas réalisé, car d'emblée tu avais établi ce rapport de forces entre nous : tu dirigeais, je n'étais que quantité négligeable. Inconsciemment, tu ne me considérais pas totalement comme un individu à part entière, à cause des quelques années qui nous séparent.
Je n'entends pas que tu me considérais comme inférieur. Non, tu étais trop « noble » pour ça.
Et pourtant.
Peut-être qu'au fond de toi, en tant que pseudo-grand-frère, tu pensais que mes pensées s'aligneraient naturellement sur les tiennes, question d'autorité.
Comme si je t'avais attendu pour t'aimer.

Jeudi 1er novembre 2007 à 16:01

Ces durs efforts étaient systématiquement récompensés par une tasse de thé trop fort, quelques biscuits et des piécettes dans la soucoupe.
Et toi de t'exclamer « Oh non Madame ! Pas cette fois ! C'est trop, vous n'auriez pas dû !... », ma mère d'insister, toi de surenchérir jusqu'à ce que ma mère te supplie presque d'accepter ton salaire dérisoire.
Puis le rituel de la tasse de thé est devenu une habitude, ma mère t'invitant de plus en plus souvent, comme ça, sans raison, jusqu'à devenir quotidien.

Pourquoi ne refusais-tu pas.
À ton âge, tu devais avoir mille choses plus passionnantes à faire qu'écouter le caquetage d'une mère célibataire en mal d'affection…
Je ne le saurai sans doute jamais…

Je n'osais me joindre à vous, je t'observais par l'embrasure de la porte de ma chambre, souvent tu t'en apercevais et tu m'offrais un sourire, un sourire bienveillant et plein de chaleur. Je battais en retraite.

Ma mère s'inquiétait de me voir prendre le bus matin et soir, seule, elle t'a enjoint de « veiller sur moi » durant ce long périple, périlleuse mission qu'elle te confia comme un « service personnel ».
Ainsi, cinq jours par semaine, tu as consentis à faire un détour pour me conduire jusqu'à l'entrée du collège et à me raccompagner.
T'étais-je sympathique ? Échafaudais-tu déjà des plans ?
Comment savoir ?
Toujours es-tu que tu consentis à la corvée de bonne grâce, je ne t'ai jamais entendu t'en plaindre.
Quand à moi, je n'avais pas eu mon mot à dire sur cette mesure, dont je n'étais ni contente ni hostile. J'étais curieuse de connaître celui avec qui ma mère passait tant de temps, mais j'étais bien trop intimidée pour t'approcher.

Je garde de ces premiers trajets un souvenir très flou.
Tu essayais de me faire parler, je ne desserrais pas les dents.
Tu me parlais non pas comme une gamine, mais comme un être humain doué de raison, je t'en ai toujours été grée.
C'est bien ton genre d'être soucieux d'autrui, j'ai toujours apprécié ça chez toi.
Malgré tout, je te tournais le dos, ostensiblement, pour que tu comprennes qu'on ne m'apprivoisait pas si facilement.
Tu ne te découragea pas et tu parlais à mon dos, tu parlais pour deux, tu parlais de toi, de tes petits déboires scolaires, peut-être même sentimentaux, de tes profs, de l'avenir, d'une hypothétique sortie tous les cinq, ma mère, Mattéo et Anna, toi et moi, des vacances, tout cela n'était qu'une vague mélopée enivrante, tu me noyais sous les mots, je ne saisissais pas la totalité de tes propos mais j'aimais t'écouter, même si ma fierté de gosse ne me permettait pas de le montrer.
Avec le temps, j'imagine que j'ai fini par daigner te faire face, sans rien dire, ma timidité mal camouflée derrière un masque de prétendue indifférence.
Et tu n'étais pas dupe, n'est-ce pas.

Tout se mélangeait… Tu étais mon premier amour, le père qui m'accompagnait au collège, l'Idole, le grand frère que je n'avais jamais eu, l'Inaccessible, le meilleur ami du frère que j'aurai pu avoir, lointain et tellement proche, le voisin, l'ami de la famille…
Je ne savais pas très bien qui tu étais. Sans doute je ne savais pas très bien qui j'étais non plus.

Et le monde se renversa une première fois.
Ma mère s'est prise d'une envie de luxe, elle voulait vivre dans une maison, laissant derrière elle le petit appartement miteux où nous nous entassions, la cage d'escalier qui sentait l'urine et les voisins qui hurlent jusqu'à l'aube.
Et ce n'était pas tout. Tu venais avec nous.
Peut-être ne savait-elle elle non plus très bien où elle en était.
Qui étais-tu pour elle, alors ? Juste le frère de la voisine ? Sa meilleure amie, son confident ? Son psy ? Le fils qu'elle aurait pu avoir ? Son amant platonique ?
Peu importe, car déjà ta vie n'était plus dissociable de la nôtre, de ton gré ou non.

Ma mère croyait que ce nouvel environnement nous aiderait (l'aiderait elle, à vrai dire) à repartir sur des bases neuves, des bases solides, mais elle ne réalisait pas à quel point les fondations de cette existence étaient meubles : un adulte en mal de repères, trois enfants déracinés, un intrus.
Inconsciemment, je crois qu'elle recomposait le schéma familial brisé en effaçant le spectre de l'absent par ta présence, te chargeant, toi l'adolescent arrivé là un peu par hasard, du rôle du mari, du père, de l'homme.
Mais tu le savais, n'est-ce pas ? Tu t'en rendais bien compte.
Tu étais assez intelligent pour ça.

Etait-il normal qu'un mineur quitte son domicile, même celui de sa sœur, pour s'installer avec une femme divorcée et ses trois enfants, des étrangers…
Personne dans l'immeuble ne réagit ouvertement.
Pourquoi étais-je la seule à trouver ça étrange ?

Mercredi 31 octobre 2007 à 17:25

Toi, tu étais déjà lycéen, tu étais vieux, tu nageais dans l'indolence de ton âge, tu traînais souvent dehors, à l'entrée du lotissement, souvent lorsque je descendais les poubelles, prenais le courrier…, je te voyais en compagnie de quelques amis, quelques filles… ne crois pas que j'étais jalouse. Que voulais-tu que ça me fasse ? Je ne savais même pas ton nom, alors. Alors…


C'est toi qui es venu le premier sonner à notre porte.
Tu faisais le tour de l'immeuble, il me semble, tu proposais tes services aux locataires, tu économisais pour acheter un vélo, disais-tu.
À quoi destinais-tu réellement cet argent ? À des sorties et autres bricoles ? Aidais-tu ta sœur, qui avait sans doute du mal à joindre les deux bouts avec son salaire minable de retourneuse de sandwiches à mi-temps ? Ou fomentais-tu déjà de fuir ?...

Toujours est-il que ma mère, débordée, et n'osant me confier de trop longues listes de courses, te chargea de courir les rayons à sa place, tâche que tu remplissais avec un sérieux proche de l'obséquiosité. Presque louche.
Peut-être que ton geste n'était pas totalement désintéressé, au-delà du simple appât du gain. Mais je ne te crois pas si fourbe.

Toujours est-il que peu à peu, ma mère s'est attachée à toi, t'as accordé sa confiance.
Tu as été promu homme à tout faire et tu as commencé à consacrer quelques-unes de tes soirées oiseuses, de tes fins de semaines, à changer une ampoule, jeter un coup d'œil au four capricieux, monter une ou deux étagères… Des travaux d'homme.

Mercredi 31 octobre 2007 à 13:36

Si tu savais tout ce qui s'est passé en ton absence…
J'ai bien changé, je vois que toi aussi, c'est bien.
C'est ta femme, là, sur la photo ? Très jolie. C'est bien, c'est bien…

Désolée de débarquer chez toi, comme ça, alors que tu n'es pas là en plus… J'avais pas le courage.
Pas le courage de t'affronter, de parler avec toi, pour la première fois peut-être, découvrir qui tu es devenu… Ca ne m'intéresse pas.
Pas facile de te retrouver, tu sais. J'étais même pas sûre de ton nom de famille, si tu avais pris celui de ma mère ou gardé celui de ta sœur, de te façon je savais même pas l'écrire celui-là…
Je ne sais pas si tu te caches de quelqu'un, peut-être de moi, qui sait… Mais en tous cas c'est rudement efficace.
Et je n'allais pas demander à ma mère où tu te terres, hein…

Ne t'inquiète pas, je ne vais rien toucher, rien déranger, je ne prendrais rien, pas même un souvenir de toi, je ne viens pas ici pour répandre le chaos.
Tout ce que je vais faire, c'est ouvrir la boîte cartonneuse et un peu gondolée des vieux souvenirs, et puis on va en sortir quelques-uns et les regarder ensemble, tu veux ?

Sinon, il est toujours temps d'appuyer sur le bouton stop de ton lecteur de cassettes et de jeter cette bande à la poubelle et tu n'entendras jamais plus parler de moi.
De toute façon, ce n'est pas pour toi que je fais tout ça. Et puis, ce n'est pas comme si c'était important, hein ?

Comme c'est calme, chez toi…
C'est marrant, ton salon me rappelle celui de la maison… Cette même blancheur immense, épurée et apaisante…
Ça y est, je suis triste… Aucune importance.

Tu te rappelles de la façon dont tu t'es lié à nous ?
Quand on y pense, c'est du délire, tu ne crois pas ?
Je me souviens.
Papa venait de partir. Maman essayait de s'en sortir, entre Anna, Mattéo, et moi, bien sûr, et puis elle allait si mal, si mal…
Je ne comprenais pas bien ce qui se passait, mais...
C'était pas facile, hein, pas besoin d'être grande pour le comprendre. C'était pas facile, une maison sans homme.

Et puis toi. Tu habitais chez ta soeur, je crois, quelques étages au dessus de nous.
Je crois me souvenir d'une espèce d'asperge vaguement blonde, genre peroxydée. Elle me semblait tellement grande, à l'époque…
Qu'est-ce que tu faisais chez elle, hein ? Elle ne devait pas avoir plus de dix-neuf ans.
Pourquoi s'était-elle encombrée de son petit frère, en s'installant dans son petit studio d'étudiante ?
Tu n'as jamais voulu me le dire, tu prétendais que c'était des histoires de grands…
Tu n'as que quelques années de moi, et pourtant quel fossé elles ont toujours creusé, entre nous…
Je pourrais en parler avec ma mère, c'est sûr, mais… Enfin, tu sais.

Je venais d'entrer au collège, j'étais si fière, je me sentais si grande…
J'étais un peu triste, que Papa ne soit pas là pour m'accompagner, le matin, devant les grilles, pour me voir franchir le portail, la tête haute, le dos un peu cambré par le cartable trop lourd, mais…

Lundi 29 octobre 2007 à 20:04

Hey, vous

Dans ce desert ennuyeux, je n'ai qu'une consolation : chaque seconde qui passe raccourcit la distance que nous éloigne.
Je suis épuisée, le temps me déborde. J'aimerai faire abstraction de votre abscence.
Il ne se passe rien, j'ai peur d'échouer : terreur ordinaire.
J'occupe mon temps, j'en perds un peu : les grains de sable se faufilent entre les doigts. C'est égal.
Certains s'amourachent, se disputent : c'était sûr.
D'autres s'occupent, s'affairent à tromper l'ennui : comme nous tous.

Les mots sonnent creux.
Pluie de notes, bulle protectrice.
S'endormir sur un lit, une table, professeur en vague bruit de fond.
Jouer avec la chimère rouge, attendre une pensée de vous et être lasse à en mourir.
Je ne pourrais vous attendre toujours, déjà je ne vous attends qu'à moitié, un oeil sur la montre et le regard plongé dans d'autres horizons.

Malgré tout, je vous embrasse.
X.

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