Lundi 24 décembre 2007 à 17:44
Les plafonniers semi-opaques clignotaient, et annonçaient l'imminence du couvre-feu et de la coupure de courant nocturne.
Les murs étaient recouverts de papier-paint jaune d'or défréchi et l'épais tapis, tissé d'arabesques dorées et rouges, semblait s'étendre à l'infini, bien au-delà du mur aveugle qui cernait l'horizon, au loin.
Mes pas soulevaient des nuages de poussière. Je m'engouffrais par la première porte ouverte venue pour ne plus avoir à affronter le vide entêtant de ce couloir désert.
Le Guide, qui me suivait de près, se coucha sur une petite carpette au centre de la pièce (assez sommaire, du reste et que l'obscurité relative m'empechait de détailler) et s'endormit en position foetale. Etait-ce par galanterie qu'il m'avait cédé le lit ou bien...
Je m'effondrais sur la couche, mais je mis longtemps à m'endormir : dès l'instant où je fermais les yeux, le tatouage niché dans le cou de la patronne, comme deux petites morsures, dansait derrière mes paupières.
La première chose que je vis le lendamain matin au réveil fut le bandeau du Guide... j'allait dire "qui me fixait".
Il m'attendait, assis en tailleur sur le tapis, sans bouger.
Lorsque j'ouvris la porte, je me trouvais nez à nez avec une fillette qui me détaillait de la tête au pieds.
Je n'eus pourtant pas le temps de l'observer avec attention puisqu'à l'instant où mon regard a croisé le sien, elle a dévalé l'escalier à toute allure, avec un reniflement de mépris.
Ce n'est que quand elle eut tourné les talons, ses cheveux se soulevants en corolle, que j'apperçus les tâches au creux de sa gorge, comme deux petites virgules, et je me disais "non, pas si jeune...".
Je m'élançais à sa poursuite, le Guide sur mes talons.
Elle avait atteint la salle du bar que je ne l'avais pas encore rattrapée, comme si elle eut été dotée d'aptitudes à la course surnaturelles.
La tenancière nous accueillit avec son sourire désanchanté.
" Ma fille. " commenta-t-elle laconiquement en désignant la gamine du menton.
Cette dernière était à présent assise à un des hauts tabourets du comptoir (comment avait-elle pu être si rapide ?) et montrait ses dents dans un rictus qui ne faisait même pas mine d'être accueillant.
" Elle est un peu sauvage, mais elle n'a encore mordu personne. Elle occupe la chambre à côté de la vôtre. " commenta la patronne du bar d'un ton résigné.
" Petit déjeuner ? " reprit-elle d'un ton plus joyeux.
Soudain, j'eus peur. Peur que le Jeu ne s'achève prématurement, peur que cette gosse ne plante ses crocs dans mon cou, la nuit prochaine ou la suivante.
Elle pouvait très bien être la Vampyr, elle en avait l'allure avec son attitude un peu farouche de prédateur, et pourtant si elle était réelement la fille de la tenancière... Quelque chose ne collait pas.
Sans attendre ma réponse, cette dernière avait tiré deux sièges à notre intention au comptoir, jonché de victuailles : pain; matière jaune en bloc, qui fond et qui s'étalle mal sur le pain (Du beurre ! Je croyais qu'il fallait au moins être ministre pour y avoir accès par ces temps de rationnement...); confitures très sucrées, du vrai café, du thé en sachets bien garnis, même du lait !
Que d'abondance...
Le Guide se précipita sur la nourriture, qu'il engloutissait avec ses doigts (après avoir manipulé une cuillère avec curiosité).
Pour ma part, j'essayais de garder quelques civilités, mais même à la maison, je n'avais vu autant de nourriture, et je mangeais autant que je pus.
Le café se remplissait peu à peu. Les nouveaux arrivants prenaient une collation, échangeaient quelques mots avec la patronne.
Pour ma part, je fixais sa fille, qui dévorait à pleines dents une tranche fine de viande rouge bordée de blanc (de la viande !...) avec une grimace carnassière...
Lundi 24 décembre 2007 à 13:16
Lentement, le café s'est vidé, les chaises ont été désertées, par à-coups, comme un contrecœur. Et pourtant il n'y a rien à y faire. Comme partout ailleurs.
Bientôt, il n'est plus resté entre ces quatre murs que le Guide, la barman et moi, plus quelques vieillards trop ivres ou trop épuisés pour faire quelques pas.
La barman a levé les yeux de son ouvrage (Elle reprisait… quoi ? L'étoffe était trop informe pour le déterminer.) et a gentiment mais fermement poussé les vieux dehors.
Elle s'est alors tourné vers nous, avec tapie au fond de ses iris cette question « que vais-je faire de vous ? ».
Son instinct lui soufflait sans doute qu'elle ne devait pas, ne pouvait pas nous mettre à la porte. Ce n'était même plus une question d'éthique (qui se soucie encore de ceux qui dorment dehors ?). C'était sûrement plus vital que ça.
Je fuyais son regard. J'avais trop peur de ce qu'elle y pourrait lire.
Je n'aimais pas ce monde étriqué, maintenu sous cloche, l'air y sentait encore un peu le luxe rance, je n'aimais pas cette Bulle dont je ne connaissais pas les codes et où je n'avais pas ma place.
Dans la rue, dans la meute, au moins, la règle était simple, limpide : survivre. Coûte que coûte.
Ces gens ne tentaient même plus d'agir, ils attendaient… la fin de la guerre, la mort, ou je ne sais quoi…
Ils semblaient s'ennuyer tellement…
J'avais hâte de gagner le Jeu, pour en finir. Pour fuir.
« Tu n'as nulle part où aller, n'est-ce pas ? » me demanda la tenancière, les bras croisés sur sa poitrine.
J'opinai sans rien dire.
« Il y a des chambres, en haut. » me dit-elle avec un sourire désolé, comme si elle était responsable de cette misère, de tous ces enfants perdus, de cette guerre absurde.
« Pour toi aussi. » a-t-elle ajouté à l'intention du Guide.
Sans doute ne savait-il plus très bien ce qu'il devait faire, s'il devait rester avec moi ou si sa mission était achevée… Mais ce n'est pas comme s'il avait autre chose à faire, ailleurs. Ce n'est pas comme s'il avait une existence propre.
La patronne nous adressa un de ses sourires distants et pourtant chaleureux, et nous fit signe de la suivre.
Nous lui emboîtâmes le pas tandis qu'elle traversait l'arrière-boutique et nous entraînait dans les méandres de l'Etouffoir.
La barman s'effaça pour nous laisser franchir une volée de marches. À l'étage s'étendait un long couloir.
« C'était un hôtel, ici, avant. » nous indiqua-t-elle du bas de l'escalier.
« Un endroit où on prête des chambres contre de l'argent. » ajouta-t-elle devant notre incompréhension. Puis elle disparut.
Samedi 22 décembre 2007 à 13:07
- Alors te voilà.
- Me voilà. Ça fait longtemps que tu m'espionnes ?
- Comme si j'avais mieux à faire.
- Je suis heureux de te revoir. Vraiment.
- Je t'ai manqué ?
- Enormément.
- Menteur.
- Menteuse toi-même.
- Non mais tu as quel âge pour dire ça ?
- Et toi ?
- Ca va avec ta femme ?
- Elle va bien et ce n'est pas ma femme.
- Oh, vraiment. Tu m'en diras tant.
- Tu n'as pas reconnu ta sœur ?
- Où ?
- Ce n'est pas ma femme, c'est ta sœur.
- Répugnant. Tu es pire que ce que je croyais. Comme l'aînée t'a échappée, tu te rabats sur la cadette ?
- Ce n'est pas ce que tu crois.
- Ca, je m'y serais attendue. Réplique préférée des amoureux qui ne savent pas comment rattraper l'irrattrapable.
- Tu ne comprends pas.
- Normal, je suis une femme.
- Tu crois vraiment que je pourrais épouser ma presque sœur ?
- Tu as bien failli en violer une autre.
- Tu sais bien que ce n'est pas la même chose.
- Oh, vraiment ?
- D'abord, elle n'est pas toi.
- De l'art d'enfoncer les portes ouvertes.
- Ne fais pas semblant de ne pas comprendre.
- Tu vis avec elle, non ?
- Seulement parce que je ne peux plus vivre avec toi. Et puis elle te ressemble, même plus que ce que je pensais, son visage me réconforte.
Pour ta gouverne, nous cohabitons, mais je la vois à peine. D'ailleurs, elle ne va pas tarder à s'établir avec son petit ami.
- Qu'est-ce que ça peut bien me faire ?
- Comme si ça t'était égal.
- Parfaitement !
- Et ensuite, je n'ai pas failli te violer.
- De mieux en mieux…
- Qu'est-ce que tu crois ? Je t'aimais.
- C'est bien, ce que dis.
- Jamais je n'aurais pu te blesser. Tu le sais.
- Des mots, toujours des mots. Tu n'es qu'un menteur.
- Pourquoi fuis-tu ainsi ? Pourquoi tu te réfugies dans ce mélodrame monté de toutes pièces ? Pourquoi tu mens sans cesse ?
Qu'est-ce que tu fuis comme ça ? Expliques-moi.
- Qu'est-ce que ça peut bien te faire ?
- Tu le sais très bien.
- Comment va ma mère ?
- Elle allait bien lorsque j'ai pris le thé chez elle, la semaine dernière.
- Vous n'avez pas perdu cette habitude, alors ?
- Certaines choses ne changeront jamais, j'imagine.
- Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
- Après ta fugue ? Je n'ai pas tenu longtemps dans cette maison où tu n'étais pas.
- Quel beau parleur.
- Ne me croies pas si ça te chante. Toujours est-il que j'ai cassé ma tirelire et j'ai pris un appartement, seul, peu après.
- Comment elle l'a pris ?
- Ta mère ?
- Oui.
- Elle a pleuré un temps, et puis elle s'y est fait, j'imagine.
- Tu imagines. Elle te prend toujours pour son mari ?
- Je ne sais pas.
- Genre.
- Tu sais, je n‘ai pas trop envie d'y réfléchir.
Je suis tellement heureux que tu ais accepté de me rencontrer.
- C'est étrange, n'est-ce pas ?
- De se revoir ?
- Après toutes ces années…
- Je pourrais…
- Quoi ?
- T'embrasser ?
- Et puis quoi encore ?
- Ne fais pas semblant de ne pas en avoir envie.
- Je ne fais plus semblant de rien, ça a failli me coûter ma virginité. Et ma santé mentale.
- Toujours cette rengaine. Tu essayes de t'en persuader, c'est pour ça que tu répètes ça encore et encore ?
- Je veux juste que tu gardes ce « petit détail » à l'esprit lorsque tu me regardes.
- Comme si je pouvais l'oublier.
- Tu vois ! Tu abdiques !
- Tu sais bien que je n'aurais rien tenté contre ton gré.
- Ou pas.
- Tu n'aimes pas entendre la vérité, hum ?
- Où étais-tu ?
- Hum ?
- Où étais-tu, pendant toutes ces années ? Où étais-tu, lorsque j'avais besoin de toi ? Où étais-tu, toutes les fois où j'ai appelé au secours ?
Est-ce que tu étais allongé en train de chuchoter des mots d'amour à ma petite sœur ? Ou bien tu prenais le thé avec ma mère, en lui faisant du pied sous la table ?
- Tu es bête.
- Je haïs toutes ces femmes qui t'ont retenu loin de moi ! Mais je te hais encore plus de les avoir laisser faire ! C'est ta faute, tu m'entends ?!? C'est ta faute !
- Comme si je t'avais promis quelque chose. Comme si c'était moi qui étais partie.
- Tu n'as donc rien compris, n'est-ce pas ?
Vendredi 21 décembre 2007 à 23:32
Adam, tu m'entends ?
Toutes ces journées passées dans la bibliothèque, adossés aux rayonnages parce qu'on n'avait pas la force de se lever, une bouteille vide qui teinte contre le plancher, et qui roule, qui roule, qui roule, un geste pour la retenir mais ce n'est pas la peine, elle est si loin déjà…
Tout mon être hurle ton absence, je relis les recueils que nous avons chuchotés ensemble, je ne m'en souviens pas mais les pages sont cornés, j'essaye de te retrouver entre les mots mais tu te dérobes, que de temps nous avons passé ensemble, perdu ensemble, je massacre quelques notes sur un piano et je crois y reconnaître ta voix, entendre tes pas, je me retourne : je suis seule.
C'est ordinaire.
Je sais bien que je devrais arrêter, mais j'essaye encore de te retrouver au fond des verres.
Je ressors, parfois, tu sais. Comme avant toi.
Mais ça me fait peur, je ne reconnais plus personne, à présent c'est moi la loque au fond du bar.
Adam, sauve-moi. Au nom de tout ce temps perdu ensemble.
C'est tout ce qu'il me reste.
À la réflexion, même avec lui j'étais en prison, en prison, partout des murs et des barreaux, personne ne veut me laisser m'échapper, personne, je voudrais tant capturer une bouffée d'air pur mais tout est corrompu…
Samedi 15 décembre 2007 à 23:39
Rien n'a de sens, plus rien n'a de sens, absolument rien, vous m'entendez ?
Chaque soir, je rejoins le gang.
Faute de m'envoler, je préfère encore me brûler les ailes.
Ce soir encore nous cernons les flammes. Ce doit être Tania qui a mis le feu à une poubelle. C'est agréable, cette chaleur dans la fraîcheur tardive de décembre.
Quelques-uns manquent à l'appel, peut-être ont-ils été blessés, peut-être sont-ils en train de se battre.
Ce n'est pas vraiment important, j'imagine.
Je tends mes mains vers le brasier et pense un peu à mon père en attendant que l'une de nous prenne la parole.
Ça m'arrive, parfois.
Cette nuit non plus, je ne rentrerai pas, peut-être que le lycée appeler encore pour signaler mon absence, s'il n'est pas las de ne parler qu'à une boîte vocale.
Qu'est-ce qu'ils pourraient faire contre ça ?
Qu'est-ce que vous voulez faire contre moi ?
Sans doute mon père va-t-il encore hurler qu'est-ce que tu as fait, accuser ma mère de mes frasques avant me lancer quelques assiettes s'il est en forme.
Ma mère ne dira rien. Cela fait bien longtemps qu'elle a baissé les bras.
Je la méprise de la voir si faible alors que le gang me rend si forte.
Mon père est bien plus divertissant : il n'abandonnera pas.
J'oppose à ses emportements une indifférence tranquille, dans le seul but de le faire enrager. Cela donne généralement des résultats inespérés.
Je ne me souviens plus très bien de comment tout cela a commencé.
Lorsque je les avais rejointes, nous étions cinq.
Cinq âmes à la dérive, cinq âmes qui se noient.
Nous étions bien… Mais il faut croire que nous n'étions pas destinées à être seules.
Je pourrais vous dire que j'étais seule, cette nuit-là. Que je marchais depuis longtemps déjà dans les rues vides, mes talons aiguilles à la main et les collants filés, dans une tenue que ne devrais pas porter une jeune fille je ne savais ni où j'étais, ni pourquoi je marchais ainsi sans but, ni qui j'étais, et ça n'avait presque plus d'importance.
J'attendais quelque chose, quelqu'un.
J'ai vu un feu au loin, et comme un papillon, je me suis laissée attirer par la lumière.
Ça aurait pu être très dangereux. C'était très dangereux. Mais ce n'est pas comme si ma vie avait une valeur, déjà à l'époque. Surtout à l'époque.
J'avais le sentiment de rentrer chez moi, cette nuit-là.
(à suivre ?)
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