Je n'ai vu Veronika pleurer qu'une seule fois.
Elle était assise dehors, sur un banc du parc de la fac, elle était un peu éloignée de la cité u. À l'abri des regards.
Je me promenais un peu au hasard, elle était là –comme le hasard fait bien les choses. Et ses yeux étaient inondés.
Elle me fit un signe de la main, pour me tranquilliser ou pour me chasser.
Je me suis approchée de quelques pas, maintenant une distance respectueuse entre elle et moi. Je ne pouvais pas la laisser. Je ne pouvais tout simplement pas.
Elle pleurait sans bruit, je voyais bien qu'elle réprimait les rares sanglots qui étreignaient sa poitrine –pas pour moi, j'aurai aussi bien pu ne pas être là, pour elle.
Elle s'astreignait à respirer lentement, par la bouche, elle ne reniflait presque pas.
Elle devait se sentir faible, vulnérable.
Elle pleurait sans détresse, sans tristesse, sans larmes presque. Son attitude n'appelait pas à la consolation, et qu'est-ce qu'il y avait à consoler ?
On y accorde tant d'importance… Ce n'est jamais qu'un peu d'eau salée.
Elle pleurait comme on tire la bonde.
Elle laissait tout s'échapper, voilà tout, & je la regardais, elle semblait si fragile et forte à la fois.
J'aurai pu vous dire qu'elle était plus belle que jamais, qu'elle pleurait comme dans les films.
Mais dans la vie la réalité organique reprend ses droits.
Et puis soudain, tout fut fini.
« Les larmes ne sont qu'une pluie soudaine », dit-on.
Elle était épurée de sa peine, elle souriant.
Elle alluma une cigarette, en aspira une bouffée et murmura, tout bas, comme pour elle-même, « Il est vraiment sans pitié », d'un ton léger, vaguement amusé, elle pouffait presque.
Elle se tourna alors vers moi et entama la conversation avec son entrain coutumier, les yeux encore un peu rougis.
Samedi 22 septembre 2007 à 10:05
Vendredi 21 septembre 2007 à 23:05
Je suis tombée amoureuse d'elle à l'instant très précis où elle a porté le bol à ses lèvres.
C'était un bol de thé, du thé en sachet pour tout vous dire, le genre de boisson infecte au goût aseptisé comme on n'en boit qu'à la cantine ou à la machine à laver… Pardon, à café.
Elle émergeait tout juste des songes, les yeux encore un peu voilés et les gestes nébuleux, vaguement automatiques.
On sentait qu'elle n'avait pas la tête à ce qu'elle faisait, qu'elle était bien loin de nous, de cette réalité étriquée.
Nous, nous avions le regard passablement épouvanté, vitrifié, par les partiels qui se profilaient, et puis…
Elle, le monde réel ne l'avait pas encore rattrapée.
Sans doute ne s'affolait-elle pas pour si peu.
Son regard à elle était lointain, teinté de toutes les couleurs de ses rêveries, elle était si inaccessible à nous, pauvres mortels, les yeux plongés dans le liquide ambré.
Elle se noyait dans ses pensées, et elle semblait si triste…
Je ne l'ai jamais tant aimé qu'en cet instant, avec tous ces kilomètres entre nous et pourtant j'aurai presque pu la toucher et…
Puis elle finit son bol brûlant d'un trait et elle réintégra son enveloppe charnelle, redevenant cette demoiselle avenante et enjouée qu'elle avait toujours été.
Mais jamais je ne pus oublier la jeune fille mélancolique au bol de thé, qui m'avait fait effleurer un instant les grandes maîtres du thé du temps jadis…
Dimanche 16 septembre 2007 à 0:52
Se donner rendez-vous chez toi. Tous les jours. En prévenir d'autres. Ou pas.
S'affaler sur ton lit, te regarder jouer à un jeu débile. Raconter des stupidités. Fumer. Regarder des stupidités.
Sortir. Ou pas. En rejoindre d'autres, rester entre nous.
Zapper sur les chaînes musicales aseptisées, critiquer les "artistes" avec des remarques à l'acide citrique. Regarder des stupidités d'émissions à l'américaine, des sitcoms, des vidéos "marrantes".
Parler de tout ce qu'on ne fait pas.
Jouer aux cartes. Fumer toujours. Improviser une virée à un concert.
Camper à l'improviste chez l'un ou chez l'autre.
Se coucher à pas d'heures, se relever pour fumer, regagner les bras de Morphée.
Se lever tard, encore à demi épuisé.
Sortir encore, et enfin rentrer chez soi, comme à regret.
Et recommencer.
Dimanche 16 septembre 2007 à 0:16
Quand enfin vint mon tour, j'ai débité mon texte à toute allure, courant après les mots, trébuchant comme s'ils m'étaient inconnus, essayant de « mettre le ton » (quelle erreur)…
Un court silence accueillit ma brillante prestation.
Puis l'éclat de rire.
Veronika me regardait en silence, avec gravité, comme si c'était important. Et ça aurait pu être la seule chose qui comptait.
Ce regard. L'approbation que j'y déchiffrais.
Le « metteur en scène » me fit relire ma réplique cinq fois, dix fois, un milliard de fois, me rabrouant et me donnant sans cesse de nouvelles indications, jamais en adéquation avec la précédente.
Il ne s'est acharné ainsi sur aucun des autres « acteurs ».
Enfin, il laissa échapper un « pas mal », comme par accident, et fit signe au suivant d'entamer sa réplique.
Il ne m'adressa plus la parole de tout l'après-midi, et je crois que, dans un sens, Veronika était fière de moi.
Combien d'heures avons-nous perdues dans ce local enfumé, à scander des phrases stupides, à en perdre le sens du langage ? Combien d'après-midi gâchée, souvent pris sur les heures de cours, mais seulement « ceux sans intérêt » selon leurs critères, souvent infructueux (nous tournions en rond, le « metteur en scène » donnait des indications dont personne ne tenait compte et nous recommencions, encore et encore), en partie à cause du nombre de « pauses cigarettes » qu'ils décrétaient, à tout propos, une difficulté quelconque, une contrariété du « metteur en scène » ou simplement la lassitude d'un acteur laissé en coulisse.
Ces interruptions se prolongeaient, ils tiraient quelques chaises de nulle part et déblatéraient, le « metteur en scène » compris.
Généralement, le retour à la réalité était brusque, et tardif, lorsque l'un d'entre eux s'exclamait, un œil sur la montre, qu'il allait être en retard (où ? Cela les regardaient).
Alors, tous se levaient comme un seul homme et désertaient le loft, sans aucune considération pour le désordre qu'ils abandonnaient derrière eux.
Il n'était pas rare que je m'attarde un peu, passer un coup de balais ou ranger vaguement les textes et les accessoires éparses sur la « scène », échanger quelques mots avec le « metteur en scène » découragé.
Assis dans un coin, il prenait des notes (sur quoi ? il nous les cachait farouchement) et regardait parfois dans ma direction, me regardait m'escrimer, pour trouver l'inspiration, j'imagine, et replongeait dans ses feuillets.
Veronika, quand à elle, s'échappait toujours en riant avec ses mais, sans un regard pour moi, me donnant l'impression douloureuse qu'elle m'abandonnait, mais je pouvais être sûre de la retrouver sur le pas de la porte, seule, une cigarette coincée entre ses lèvres et une expression rêveuse flottant sur ses traits.
Ma besogne achevée, elle me prenait par la taille et m'entraînait vers un endroit qui me semblait toujours nouveau et vaguement magique.
Le « metteur en scène » était un personnage fantasque, presque aussi fascinant que Veronika. C'est dire.
Il ne semblait pas appartenir à notre temps.
Il ne marchait pas, il sautillait, faisant des petits bonds de droite & de gauche, comme un gamin.
Ses mains ne tenaient pas en place, elles courraient souvent sur un calepin ou…
Il semblait détenir une impressionnante collection de chapeaux haut de forme (il ne sortait jamais tête nue) dont il agrémentait ses tenues selon une totale absence de bon goût.
Il était étrange & extravagant, se cachait derrière un grand sourire naïf.
Il faisait presque peur.
Il passait des heures sur les bancs de la fac, seul, sans bouger, à observer les gens.
Il refusait même qu'on lui adresse la parole, dans ces moments-là.
On eut pu le croire endormi, ou plutôt statufié, mais le perpétuel ballet de ses mains trahissait son éveil.
Ses « carnets de travail » étaient inégaux, lacunaires, hétéroclites : des mauvais croquis, des mots disparates et des formules mathématiques obscures.
Tel était son univers : un patchwork élimé.
Une fois, il m'a dit, pour résumer son « travail » : « Les mots, c'est le domaine de l'écrivain. Les dessins, celui du dessinateur. Moi, je suis un spécialiste de vie. Je tente d'en saisir des fragments, et toi, ton travail, c'est de les ressusciter. Sur scène. Tu dois rendre vie à tous ces éclats et moi je dois t'y aider. » et il s'est levé & il est parti.
C'était souvent comme ça, avec lui. Il aimait laisser les autres avec leurs points d'interrogation, je crois.
Ou peut-être qu'il était juste frileux. Il avait peut-être peur qu'on l'effleure de trop près.
Il est le denier lambeau de ma vie étudiante pour lequel j'ai gardé une petite place. Il faut dire que je ne me suis jamais entendue avec les autres, et Veronika…
Je lui téléphone, parfois, il me tient des propos incohérents, ne me laisse pas parler. C'est bien. Il n'a pas changé.
Il est devenu chapelier. Ça lui ressemble bien.
Je plains ses clients.
J'aimerai le revoir, le revoir pour de vrai, mais… Je ne sais pas.
Samedi 15 septembre 2007 à 10:08
Suite de
- Vous n'avez pas peur ?
- Si, un peu. J'ai surtout peur du noir.
- Il y a des gens louches dans votre quartier ?
- J'ai beaucoup d'imagination.
- Vous avez de la chance.
- Si vous le dites.
- Votre femme vous reproche de ne pas en avoir ?
- Oui, je… Comment vous savez que je suis marié ?
- Je le sais, c'est tout.
- Euh oui, bon… Pourquoi rentrer tard si vous avez peur ? Vous pourriez vous faire agresser ou…
- Ma vie n'a aucune valeur, vous savez.
- Bien sûr que si !
- Ah oui ? Vous m'en direz tant…
- Vous avez… envie de mourir ?
- Pas plus que ça.
- Ah…
- …
- Et ces nuits-là, vous ne rentrez pas du tout ?
- Si, je passe chez moi vers 5-6 heures, pour me reposer un peu.
- Et comment vous faites pour tenir jusque là ??
- Je bois beaucoup de café.
- Quand même…
- Je n'aime pas dormir.
- Pourquoi ?
- Perdre le contrôle de soi-même, comme ça, c'est rageant, vous ne trouvez pas ?
- Je ne sais pas…
- Et puis j'aime trop la nuit.
- Vous aimez la nuit ??
- Pas vous ?
- Hum…
- Tout est tellement différent… Dire qu'il y a des tas d'êtres humains qui ne savent même pas à quel point c'est beau…
- Vous n'allez pas en boîte de nuit ?
- Ne soyez pas insultant.
- Donc, ça ne vous gêne pas de rester seule, comme ça ?
- Je ne suis visiblement pas seule.
- Je veux dire, en général.
- Et pourquoi donc ? Je ne suis pas de ces gens qui ont besoin des autres pour exister. Ça fait du bien d'être seul, non ?
- Je vous dérange, donc.
- Non, ça va. Ça me distrait.
- Pourquoi passer vos nuits dehors si vous vous ennuyer ?
- Vous croyez que je serais mieux à m'ennuyer chez moi ?
- Euh…
- Et vous ? Qu'est-ce que vous faites dehors ?
- Je ne sais pas.
- Décidément vous ne savez pas grand-chose. Personne ne vous attend ?
- Non.
- Menteur.
- Bon, peut-être que si. Un peu.
- Quelqu'un vous « attend un peu » ?
- En quelque sorte.
- D'accord.
- Vous ne voulez pas en savoir plus ?
- Non.
- Ah…
- …
- Je peux vous demander votre nom ?
- Non ?
- …
- Ne faites pas cette tête ! C'est important ?
- Quand même… Ça facilite la conversation.
- Je trouve que nous nous sommes très bien débrouillé sans, jusqu'à maintenant.
- …
- Appelez-moi Manon, si vous y tenez.
- Mais c'est votre vrai nom ?
- Et qu'est ce que ça change ?
- Je… D'accord.
- Votre femme doit s'inquiéter. Je suis sûre que vous n'êtes jamais rentré si tard.
- Ça fait longtemps qu'elle ne s'inquiète plus.
- Je ne suis pas étonnée.
- Pourquoi ? J'ai l'air si ennuyeux que ça ?
- Votre cravate est coordonnée à vos chaussettes.
- Vous l'aviez remarqué ?
- Il faut croire.
- C'est ma femme qui choisit mes tenues.
- Et si vous vous assumiez, pour changer ?
- Bon, d'accord, je ne sors jamais sans assortir mes chaussettes avec ma cravate. Ça vous va ?
- Il faudra bien.
- Et sinon, vous faites quoi de vos journées ? Vous allez à la fac ?
- Non. J'ai arrêté.
- ?...
- Mauvaise orientation.
- Oh…
- Je prends une année sabbatique.
- Ça fait du bien de faire un break ?
- C'est épuisant.
- Vraiment ?
- Il n'y a rien de pire que de se réveiller juste parce qu'on a plus sommeil. Je cherche un travail, là.
- Quoi comme travail ?
- Je ne sais pas. Je ne suis pas très exigeante. L'idéal, ce serait serveuse dans un bar comme celui-ci, bien fréquenté, et ouvert toute la nuit.
- Et vous trouvez ?
- Pas vraiment.
- Vous jouez d'un instrument ?
- Non, je…
- Vous chantez ?
- Non plus…
- Vous écrivez ?
- Mais pas du tout ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
- Vous ne faites rien de tout ça ? Même pas un petit atelier théâtre, un cours de danse ?
- Pas exactement, non.
- Ah bon. Je vous voyais bien artiste, pourtant. Un peu déconnectée…
- Eh bien non.
- Et votre copain, il doit bien être comme ça, alors ? Genre bassiste avec des dreadlocks et des vêtements un peu ethniques, si vous voyez ce que je veux dire, membre d'un groupe amateur comme il en pullule à votre âge. Non ?
- Quelle technique subtile pour savoir si j'ai un petit ami ou non.
- Vous trouvez aussi ?
- Silence. Vous vous enlisez.
- Alors ?
- De toute façon, vous n'êtes pas mon genre.
- Parlons-en. C'est quoi, votre genre ?
- Ça ne vous regarde pas.
- Oh…
- Le genre qui n'existe pas.
- C'est triste.
- C'est tellement plus romantique, vous ne trouvez pas ?
- Je ne sais pas…
- C'est clair que le romantisme, c'est pas votre truc.
- Vous croyez ?
- Ça se voit.
- Vraiment ?
- Vous devriez rentrer.
- Pourquoi ? Je vous ennuie ?
- Non, au contraire…
- J'en étais sûr !
- Non, je vous en prie… De toute façon, vous avez l'âge d'être mon grand-père.
- Je n'ai même pas quarante ans !
- Un grand-père très précoce ?
- Rattrapez-vous…
- Je disais ça pour votre femme.
- Ma femme ? Vous savez l'heure qu'il est ?
- Justement. Elle vous attend et elle commence à être épuisée.
- Ça fait longtemps qu'elle ne m'attend plus.
- On parie ?
- Vous croyez que…
- Si je vous le dis. Filez. Et n'oubliez pas les fleurs.
- Les fleurs ?
- Oui, les fleurs. Vous savez, les trucs colorés au bout d'une tige verte. Très important les fleurs. Allez, au revoir.
- Vous partez ?
- Vous, vous partez.
- Mais…
- Allez-y ! Ouste !
- Attendez ! Est-ce qu'on va se revoir ?!
- Peut-être.
- Quand ? Où ?
- Bonne nuit…
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