Je l'ai rencontré un soir, comme ça. Je errais dans les rues, je...
On pourrait presque dire qu'il m'attendait.
Il jouait comme ça, sans but, sa guitare à la main et les yeux dans le vague, il ne jouait pour rien ni personne d'autre que lui-même.
Il n'avait rien pour recueillir l'obole des passants.
J'imagine qu'il n'y a pas tellement de passants mélomanes ayant de temps à gaspiller à minuit passé.
Les adultes sont tellement pressés...
Il fumait la même marque de cigarette que mon ex, rien qu'à en respirer l'odeur âcre et entêtante je...
La chanson qu'il jouait était magnifique.
Non que la mélodie fut particulièrement accrocheuse, ou que les paroles me parlaient particulièrement (d'ailleurs, je crois qu'il ne chantait pas), ou même qu'il fut un musicien hors pair, un de ces génies capables de transformer la moindre bouillie de notes en oeuvre d'art...
C'était plus subtil que ça.
C'était quelque chose dans la magie de l'instant, la beauté de cette ville endormie, avec au loin le ballet clairsemé de quelques fêtards, c'était lui, aussi, son charme, l'odeur de la cigarette qui se consommait entre ses doigts sans qu'il ne la porte jamais à ses lèvres, il me semble, et la danse hypnotique de la fumée, c'était son vague sourire... C'était la rencontre de deux âmes perdue au beau milieu d'une nuit ordinaire.
Dimanche 15 juillet 2007 à 12:37
Samedi 14 juillet 2007 à 18:42
Alors voilà. Ce sera fini cette fois, bien fini. On regardera le bout de nos baskets et on ne relèvera la tête que pour échanger des sourires gênés, et des fois on se jettera dans les bras les uns des autres, la larme à l'oeil.
Et puis bien sûr, en s'écrira, je te tiens au courant, ça tient toujours pour dans deux semaines, rappelles-moi de temps en temps, c'est ce qu'on dira tous mais personne n'en fera rien, limite on croisera nos doigts dans nos poches avec lassitude.
Je ne veux pas assister à ça.
J'aurai jamais cru qu'obtenir mon diplôme serait si triste.
Bien sûr, des amis, on se fera d'autres, c'est la vie, on grandit, on évolue, on change d'environnement et on trouve d'autres personnes pour remplacer les anciennes, mais est-ce que ce sera pareil ?
Est-ce qu'on ne serait pas manqué, vous et moi, est-ce que je ne suis pas passée à côté de l'un d'entre vous, certes peut-être pas beaucoup plus beau ou plus intelligent que les autres… mais fait pour moi, destiné à être l'Être qui me convient, l'Ami avec un A majuscule ?
Je pense à ça et j'ai envie de pleurer, les au revoir ça ne devrait pas être autorisé à être si triste.
Mais bon. On s'en doutait, hein. On le voyait venir, de loin, quelque part dans l'horizon. Dire qu'à la rentrée j'avais peur de me retrouver seule, avec le doublement de D. et…
C'est toujours cette même peur, au fond. Mais surtout celle de ne pas vous revoir.
De toute façon, ça ne sera plus pareil, jamais…
Vous savez quoi ? Il y a plein d'étoiles dans le ciel, la surveillante doit me chercher dans tout le dortoir tandis que D. est en train de lire la présente lettre, sois gentille de la prévenir qu'elle ne me retrouvera. Certainement pas.
J'ai trop besoin d'errer sans but, quelques pas avant l'ultime révérence, sans murs pour retenir, sans humain pour distraire, j'ai trop besoin de sentir le vent frais gifler mon visage.
Je vous aimais vous savez.
Mais il fallait bien que ça finisse un jour, hein.
L'insouciance et le lycée, les fous rires légers et « la belle époque », il paraît.
Si c'était pour nous amener à demain, à ces adieux maquillés comme une voiture volée en au revoir raté, je ne suis plus très sûre que ça en vaille la peine.
Merci, merci pour tout, les fous rires et les disputes, nos blagues rien qu'à nous, ceux qui ne savent pas se taire et ceux qui auraient besoin de parler, ça et le reste.
Merci, vous tous, je me suis bien amusée. Mais le « nous » qu'on a toujours déclamé avec légèreté, sans même y prêter attention, comme si il allait de soi, comme si il allait durer toujours, est en train de s'effilocher, et bientôt il ne sera plus qu'un vieux souvenir racorni, on le gravera dans le sable mais nous ne sommes plus sur la même plage. Personne pour retracer ses lettres maladroites lorsque la mer l'aura effacer.
C'est tellement plus simple d'oublier.
On en aura perdu du temps tous ensemble, hein. À chaque départ, c'est un peu soi qu'on tue, dit-on.
Vous allez me manquer, vous savez. Parce que je sais qu'on ne se reverra jamais, alors pas de vaines promesses. Et quand on sera vieux et qu'on cherchera à tuer le temps comme on l'a toujours fait ensemble, on pourra toujours adhérer au club des anciens et on se racontera nos vies minables entre deux silences pesants, on aura rien à se dire, on sera mal à l'aise ensemble, l'étincelle sera éteinte, les exs se demanderont ce qu'on peut bien trouver à celui ou celle qu'on a élu pour partager notre vie, on évoquera les vieux souvenirs autour d'une bouteille de mauvais cidre et personne ne sera d'accord sur rien. Ça va être bien.
Pardon de ne pas rester. Demain, je veux dire. Pour les adieux officiels.
C'est sans doute honteux d'être aussi lâche, mais je ne me sens pas coupable.
Je ne peux pas.
Je ne peux pas voir D. pleurer en nous faisant un signe de main, alors qu'il lui reste encore un an, je peux pas regarder vos visages et lire dans vos yeux que cette fois, c'est fini. Vraiment fini.
Je m'en vais.
Je salue ces vieux murs couverts de graffitis et de farine, ils ont vu tant d'élèves venir et se retirer, comme autant de vagues, et ils sont toujours là, inébranlables falaises.
Je ne les avais jamais vu vides encore, à la lumière de la Lune pâlotte, ils semblent si laids et sinistres et… tristes ? Comme si eux aussi allaient regretter notre départ.
Que ce doit être difficile d'être professeur, se séparer de ceux qu'on a aimé et soutenu une année durant.
Que c'est difficile d'être humain.
Vous vous demandez sans doute pourquoi cette lettre. Je ne pouvais tout de même pas partir sans rien dire.
Par contre, il est inutile de m'appeler sur mon portable. Il est resté au dortoir. J'ai vraiment besoin de rester seule.
Je fais le mur, comprenez-vous ? Rien que pour voir ce que ça fait, une dernière incartade sans danger avant la liberté.
Je savoure le contact de l'herbe sous mes pieds nus.
Tout est si calme et si beau et si pur en cette ultime nuit que j'en oublierai presque que demain…
Je me suis trompée. Il n'y a plus d'étoiles et moi je fuis vers mon avenir.
Peut-être que D. est inquiète, peut-être que la surveillante s'affole et bat le rappel.
Quelle perte de temps.
Tout va bien.
Adieu, donc, puisque je préfère ça à des points de suspension, parce que je ne veux pas gâter tous nos bons moments.
Ça y est, j'ai sauté le mur, une allée de terre s'offre à moi, il s'enfonce dans les profondeurs nocturnes. Je ne sais pas où il mène et quand à se perdre, autant le faire en parcourant un chemin, au fond je n'ai nulle part où aller. Dieu que c'est bon d'être libre, ce ne serait-ce que l'espace d'une nuit. On n'est jamais vraiment libre.
Ça y est, je ne suis plus triste. Ou alors, juste un peu.
Adieu, donc, et bonne vie.
Un dernier serment avant de disparaître au creux des limbes obscures : je ne vous oublierai pas.
Inutile de tourner cette page, vous savez. Elle est blanche.
C'est à nous d'écrire notre histoire. Notre propre histoire.
Ne faisons pas honte à cette nuit saturée d'espoir.
Fight ! Vous êtes des gens merveilleux. Et on va le prouver au monde.
On va tous se battre pour effleurer le bonheur.
Ne faites pas rougir nos souvenirs, ceux de cette époque (qui vous semblera bientôt tellement lointaine) où nous avions la vie devant nous et le sourire aux lèvres.
Je compte sur vous.
M.
P.S. Pour mes affaires ? Pourquoi vous en faites vous pour des choses aussi futiles ?
Je trouverai bien un moyen de remettre la main dessus.
Et au pire… n'est-ce pas ?
Ce n'est jamais que des fragments de passé, hein ?
Samedi 14 juillet 2007 à 15:23
Hey, Machi !
Comment vas-tu ?
Que veux-tu que je te dise ? Moi, contre toute attente, je vais bien. Aujourd'hui. À l'instant où je t'écris.
De toute façon, ça sert à rien de déprimer trop longtemps.
Je sais ce que tu vas te dire, Machi.
Pourquoi devrais-je déprimer ?
Disons qu'à force de l'écarteler, même la plus résistante des étoffes se déchire. Même un cœur peut se déchirer. Même si c'est de notre propre faute.
Mais ce n'est pas grave, Machi. Rien n'est grave.
Je suis responsable. Alors...
Je prends des vacances, Machi.
Je sais ce que tu te dis : comment prendre des vacances lorsqu'on ne travaille pas ?
Je m'évade, Machi, je prends la clef des champs, et Dieu que ça fait du bien de respirer de l'air frais.
J'ai fendu un cocon trop étroit et je me sens seule et libre et jeune et... vulnérable. Redevable envers le carcan de soie, étendu, abandonné.... seul à son tour, au bord de la route. De ma route.
Mais que veux-tu, Machi ? Il faut bien que la chenille devienne papillon.
Bien que je sois loin d'être adulte. Bien que je sois loin d'être entière.
Ah, Machi, je suis bien, si tu savais.
On s'est enfuies, avec Fée.
C'est bientôt « les fêtes », ici.
Alors, avec Fée, on s'offre plus qu'un objet sans valeur : on s'offre un souvenir. Une échappée du réel.
On loue une « villa », comme ils disent dans les agences de voyages, une villa, tu parles, une petite maison miteuse, une vieille bicoque pour vacanciers ruinés, oui.
Mais elle est géniale. Parce que c'est la notre.
On nous la loue... oh, une misère.
Il faut dire que le bord de la mer en décembre, c'est pas forcément le moment de l'année qui déchaîne les foules.
Surtout cette mer.
Comme elle est belle lorsqu'elle houle et qu'elle hurle et qu'elle se soulève...
Fée et moi passerons des heures à la contempler par la fenêtre.
Pourquoi passerons ?
Oh, elle ne m'a pas encore rejointe.
Pourquoi ?
Une sorte d'accord tacite.
J'imagine qu'elle a encore quelques affaires à régler, avant de prendre le large.
Il faut dire que c'était si soudain...
Je veux dire, depuis le temps qu'on la projette, cette escapade...
Mais une seule condition : pas de date précise. Pas de réservations.
On attend un signe.
On l'a eu. Plus d'attache.
Il était temps de prendre le large.
J'avais besoin de briser mes chaînes, vous comprenez ?
Les autres.
J'ai pris le premier train venu, direction nulle part.
Elle pourra bien m'y rejoindre. Me rejoindre.
Poussée la porte d'une agence immobilière à moitié morte, hors saison oblige.
Formalités. Que de tracas.
Je crois qu'elle a senti que j'avais besoin d'être seule.
La mer me rend rêveuse. Elle me rappelle ta petite île, Machi. La notre ?
Un ersatz de retour aux sources, j'imagine. Réminiscence.
Dieu que c'est bon.
Le paysage est magnifique. Exactement comme j'aime.
Contre toute attente, on m'a offert de vivre, l'espace de quelques nuits, de quelques songes, là où j'ai toujours voulu être.
Toucher du doigt cet Eldorado que j'ai si souvent vu dans mes chimères.
La maison est un peu ancienne. Non, ce n'est pas ce que je voulais dire.
La maison est moderne, un petit bungalow typique qui se raccroche aux falaises.
Meublée sommairement.
Mais ça m'est égal. Car la réalité n'a plus de consistance, et mes illusions plus de barrières.
La « villa » devient telle que je l'ai toujours imaginé, et je sais que Fée verra comme moi.
Laisse-moi te faire visiter.
Nous sommes seules, elle et moi, comme abandonnées au milieu d'une grande vallée qui surplombe la plage.
La maison est ancienne, froide et un peu humide.
Elle sent le passé. Celui d'autres. Et rien que ça, ça fait du bien.
De ne plus se sentir tout à fait soi à chaque inspiration.
Elle est meublée à l'ancienne.
Tout est en bois sombre.
Un buffet garde férocement un service de vaisselle à l'ancienne et poussiéreux.
J'aime passer des heures dans la cuisine à laver, essuyer, polir chaque assiette encore et encore. Je ne m'en lasse pas.
La salle d'eau n'est pas très moderne, sans être vétuste. Cependant, rien qui ne mérite qu'on s'y attarde.
Il y a deux chambres
Une chambre d'enfant, dans les tons jaune pâle, un petit lit exigu coincé entre deux murs, un vieux berceau en fer forgé, la peinture s'écaille. Elle sent le renfermé, et des taches d'humidité s'attaquent au plafond. Je n'aime pas beaucoup cette pièce, j'ai l'impression d'être dans une chambre funèbre. J'ignore pourquoi.
Parfois, il m'arrive d'y fumer, pour exorciser les fantômes qui y rodent, en ouvrant grand la fenêtre, debout contre le vent, gelée, transie. Très vite, la cigarette s'éteint, alors je ferme volets et fenêtre et je m'enfuis bien vite, claquant la porte derrière mon dos.
L'autre chambre est majestueuse.
Un lit à baldaquins y règne, il occupe presque tout l'espace, drapés de lourdes tentures en velours rouge encore doux malgré les ans, elles contrastent avec le vert du papier peint.
La fenêtre donne sur de vastes plaines herbeuses couchées par le vent.
Un vaste « dressing » occupe tout un mur, avec plus de place qu'il n'en faudrait pour ranger une garde-robe royale.
Les panneaux coulissants en bois clair, montés sur rails, offrent une touche de modernité surprenante à l'ensemble.
Mais ma pièce préférée reste la salle à manger.
Je ne sors d'ici qu'en cas de nécessité absolue, pour cause de tempête, tu comprends.
Alors, il faut bien que je passe mon temps quelque part.
Il n'y a pas de télévision, ici, c'est tout juste si l'électricité y est installée, en fait.
Ça ne me manque pas. Au contraire : ça gâcherait tout.
Je m'installe sur une de ces chaises standardisées en métal et pseudo cuir, à la fois simples et laides, modernes et indémodables, totalement incongrues et je m'assoie derrière cette table sans âge du même bois que le buffet (il est à côté) et je fume quelques cigarettes, je bois des litres de thé refroidis, je lis, je couvre des pages de mon écriture confuse et empressée et surtout, surtout, je me noie dans le décor.
Le salon dispose de la meilleure vue.
Un seul coup d'œil et on est happé : par la mer, belle et terrible, la pluie, le vent, et parfois les éclairs qui fendent l'air, c'est beau Machi, c'est beau, c'est inquiétant, c'est sombre et c'est fascinant.
Cette vieille bicoque craque, gémit, j'aime cette sonorité, la seule qui m'atteigne ici, avec celle des hurlements du vent et les cris des vagues qui se brisent contre les rochers et les falaises qui surplombes l'immensité liquide, c'est apaisant. Je me sens en sécurité.
Dehors, il fait froid, il pleut et moi je suis à l'abri, dedans.
Je crispe mes doigts sur une tasse brûlante.
Il fait bon, ici. C'est chaud... c'est confortable... on est bien... On s'abandonne.
Pour l'instant, je pousse le chauffage, un peu trop peut-être, mais je m'y sens bien. Douce langueur.
Lorsque Fée sera là, nous ferons du feu.
Ce que j'aime regarder la pluie strier les vitres en tirant sur mon filtre et en saturant l'air de nicotine.
J'aère peu : je déteste lutter pour clore les battants de la fenêtre.
Lorsque le temps s'y prête (Comprendre : lorsque j'estime que le vent est trop « faible » pour déraciner un arbre. Tu comprends, ici l'hiver, c'est tout le temps la tempête. Quel bonheur.), je sors par la porte de derrière, et je sors prendre l'air, faire une promenade, des courses...
Enfermée dans un vieil imperméable trop grand et des bottes de pluie dans lesquelles je nage, je fonce tête baissée sous les gouttes, s'efforçant de maintenir la capuche rivée sur ma tête.
Je m'enfonce dans la boue dans laquelle baignent de grandes herbes sauvages qui m'enserrèrent jusqu'aux chevilles.
L'air diffuse un parfum d'herbe fraîchement coupée et de terre humide et de nature et de liberté, et de liberté, et je me sens tellement bien, la plaine ne semble ne plus avoir de fin, j'ignore sur je marche dans la bonne direction et parfois je me perds, je ne vois pas le bout de cette vallée qui débouche sur un pauvre village de trois maisons, une église et deux échoppes encore ouvertes (les autres attendent le retour de l'été), mais je finis toujours par atteindre mon but, j'ignore si la promenade a duré dix minutes ou dix heures, et je rentre, fière. Heureuse.
Et lorsque Fée sera là, tout sera parfait.
J'ignore même si nous rentrerons.
Samedi 14 juillet 2007 à 15:19
Je donne un ultime –et inutile- coup de brosse dans mes cheveux.
Ça n'a pas été facile, j'y aurais passé des heures, devant la glace, mais là, c'est bon, j'en suis sûre : je suis jolie. Enfin, correcte. Passable.
Fée et moi avons sorti nos plus beaux atours, les tenues d'apparat (à croire que c'est nous qui allons monter sur scène), je porte confusément des vêtements qui m'appartiennent et des siens, je sais que pour elle, c'est pareil.
Un concert exige tout de même un minimum de toilette.
Et puis, si on ne peut pas se faire jolie pour ce genre d'occasions, quand le peut-on ?
Je vais mieux, cette étrange apathie, cette bile noire, a reflué hors de mes veines.
C'est peut-être la patinoire.
C'est peut-être les saltimbanques.
C'est peut-être que je n'écrivais plus.
Une enveloppe de la banque repose sur la table, j'en toucherai un mot à Fée.
Qu'importe : ce soir c'est fête.
N'empêche… ça m'inquiète.
Peut-être va-t-on retrouver là-bas par hasard des connaissances, un des saltimbanques l'affirme, le monde est petit, dit-on.
Nous saurons bientôt.
Fée me dit que je devrais trouver un travail, un petit boulot, puisque j'ai dû mal à écrire, puisque je m'étouffe, puisque je dilapide mon temps, je me dis que je devrais prendre un petit boulot, un travail, puisqu'il faut bien renflouer les caisses, puisqu'il faut bien régler les factures.
Bien sûr que j'ai abandonné mon poste de serveuse.
Vous l'ignoriez ?
Les cafés, j'aime y régler l'addition.
Trop envieuse du patron.
Et puis, je n'y étais pas libre.
L'uniforme ne me sied guère.
Fée témoignera.
Ce que je compte faire ?
Que voulez-vous que j'en sache ?
Nous ne vivons pas exactement une période économique où on peut se permettre de faire la fine bouche.
Mais ce n'est peut-être pas la peine de penser à ça maintenant…
Il y a urgence. Fée déambule, effervescente, d'un coin à l'autre de l'appartement, un peu de mascara en plus, et un nuage vaporeux de parfum, elle rajuste ses vêtements (pourtant très bien…), elle cherche… -quoi ?-, je crois, je sais que c'est plus un moyen d'évacuer son impatience, son excitation, qu'une quête véritablement utile et raisonnée.
Comment expliquer, sinon, qu'à moins de dix minutes du départ, elle éprouve le brusque besoin existentiel – paraît-il – de mettre la main ou simplement jeter un œil sur sa carte bancaire/nos barrettes fraise/les billets pour notre (lointain) voyage vers mon archipel natal/son papier d'inscription à la faculté/les verres à pieds qui prennent la poussière dans le placard/ses clefs (trois fois qu'elle vérifie qu'elles sont dans son sac)/les bracelets qu'elle avait acheté sur un coup de tête et depuis à jamais reclus au fond d'un tiroir/la télécommande de la télévision/l'état des cendriers…
Moi, je regarde l'ouragan depuis un de nos vieux fauteuils élimés et douillets, en fumant lentement.
Bien sûr que je pourrais donner le signal de départ, me lever, l'arracher à son adrénaline.
Mais nous attendons les saltimbanques, rendez-vous en bas de l'immeuble, ils ne devraient plus tarder à présent, tout chambouler à moins de cinq minutes de leur arrivée serait impoli, et les attendre en bas serait pire : Fée n'aurait de cesse que de faire des allers-retours (7 étages sans ascenseur) entre le palier et l'appartement vérifier mille détails futiles jusqu'à leur arrivée.
Je préfère penser sans bouger.
Cela fait longtemps que je n'ai pas écrit à Machi, je viens d'y songer. Que je n'ai plus de ses nouvelles.
Je me sens coupable… je sais ses problèmes avec… peu importe qui, elle les évoque souvent, sans avoir l'air de trop y toucher, elle les survole…
Penser à lui téléphoner.
Elle me manque, vous comprenez. Peu importe le nombre de kilomètres et de mers entre nous.
On sonne : ce doit être eux.
Ultime coup d'œil au miroir et je dévale déjà les escaliers.
Fée s'arrête en pleine course, comme figée, suspendue.
Elle fermera sur mes pas. Et à nous l'aventure.
Vendredi 13 juillet 2007 à 13:20
Fée sort sans cesse, entre ses cours et les saltimbanques, c'est à peine si je la croise, bien que nous vivions ensemble.
Moi, je ne sors plus : trop de travail.
Enfin… Il faut bien se trouver des excuses…
Ma plume griffe le papier, trois fois que je raye stupidement la même phrase.
Il faudrait vraiment que je trouve une occupation.
Je deviens un fantôme : je me couche tard, déjeune à peine éveillée, erre tout l'après-midi, d'une pièce à l'autre, cigarette sur cigarette, en me répétant comme en mantra qu'il serait fort souhaitable que j'écrive quelques mots, et quelques douze ou treize heures plus tard, lorsque le soleil a disparu depuis fort longtemps, lorsque j'ai achevé mon orgie, composée du contenu –sucré- du réfrigérateur et de programmes télévisés stupides à l'envi, alors je finis par pondre quelques lignes fades et truffées de fautes, que Fée se fera un plaisir de déchiffrer en petit-déjeunant (à une heure raisonnable, elle), et elle laissera un petit mot gentil, un petit mot d'encouragement, en post-it sur un coin de l'écran, en se disant que sa colocataire commence à perdre les pédales.
Incroyable : un message sur mon répondeur.
Personne ne m'appelle jamais…
Un saltimbanque : j'aime à croire que le timbre de sa voix est quelque peu anxieux. Quelque peu inquiet pour moi.
Laissez-moi au moins croire ça.
Il veut savoir si je peux les rejoindre.
Hélas… j'ai tant de gens à rejoindre et je n'ai envie de voir personne.
Ce qui me prends ?
Le spleen.
Je n'ai qu'un désir : me laisser aller à l'absurdité de mon existence enfermée et seule dans l'appartement 707. M'y ennuyer à mourir en refusant farouchement d'en sortir.
Je crois que je vais fumer une cigarette, et ça ira mieux.
Enfer : mon paquet crie famine, il n'y reste que quelques débris de tabac au fond.
C'était prévisible : des jours que je ne suis pas sortie en acheter, et avec Fée qui essaye d'arrêter…
Je voulais me désister auprès de mon rendez-vous du jour, mais puisque je sors de toute façon en quête de nicotine…
Puisque je vais devoir m'habiller et tenter de faire bonne figure, sous une coiffure bâclée et maquillée comme une voiture volée, puisqu'on me contraint à franchir le seuil de l'appartement, puisque je serais bien obligée de sentir l'air glacial gifler mon visage sans pouvoir fermer la fenêtre… je peux bien aller à cette… sortie patinoire (je déteste patiner, c'est onéreux, je suis presque à sec, j'ai envie de voir les saltimbanques, j'ai envie de Fée, mais qu'est-ce qui m'arrive, moi, qu'est-ce qui m'arrive ?).
Fumer. Tout de suite. Ne peux pas attendre.
Une demi cigarette dans le cendrier.
Je déteste voir Fée gâcher de la si bonne marchandise (arrêt ou pas), mais cette fois-ci je l'en remercie secrètement.
Je tente de rallumer le mégot. J'aspire une longue bouffée salvatrice. Je la recrache.
Infecte.
Et j'enfile quelques vêtements à la hâte, ils étaient jetés épars sur le sol de ma chambre, dépareillés, déjà portés, peut-être, le reflet du miroir me confirme que mon allure tient plus de la sorcière hirsute que de l'être humain normalement constitué, et à vrai dire, je crois que ça ne tient pas seulement à l'apparence.
Je serais en retard. Tant pis.
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