Jeudi 18 février 2010 à 14:34

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Les khâgneux sont plein de créativité, c’est la raison pour laquelle leur photo de classe tient de Picasso.
Pétris de dialectique, ils passent une semaine à débattre du thème. Deux heures avant la prise du cliché, ils n’avaient toujours pas atteint la conclusion.
Hardie, la classe dépasse d’autorité un troupeau pour s’asseoir sur les chaises bancales. On est au mois de janvier, la photo est prise en extérieur. Tout cela est parfaitement logique, le froid embellit le sourire quand on maitrise les claquements de dents.
La première photo, la sérieuse, sera longue à prendre : le khâgneux n’a pas l’habitude d’être dehors, il ne peut s’empêcher de gigoter, on dirait une classe de 5ème.
Lorsqu’elle est enfin dans la boîte, place à la fantaisie. Ruée sur la boîte de déguisements disparates. Chapka, collier hawaïen, pipe dont le tuyau est d’une longueur fort honorable… Il n’y a aucune unité, aucune cohérence mais ce n’est pas grave. Les filles du 1er rang brandissent fièrement un panneau KS* (la frustration de ne pas avoir de programme justifie la captation du symbole taupin du hors programme). Le professeur d’histoire s’est même perdu au milieu des élèves, c’est lui qui hérite de la pipe.
Le meilleur déguisement est celui de l’intellectuel : binocles à triple foyer, costume négligé, livre à la main et cigarette au bec.
Chez certains, le besoin de trouver une filiation est si forte qu’ils succombent carrément à l’effet Sartre : en pleine mauvaise foi, ils essayent de faire Sartre avant d’être Sartre (notamment par une paire de lunettes qui soulignent la volonté du philosophe de se rebeller contre les normes sociales).
Etrangement, de Beauvoir ne suscite aucune orgie de turbans, sans doute par crainte d’être prises pour des intégristes du savoir.

Jeudi 18 février 2010 à 14:10

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Elle a toujours voulu prendre le train. Il lui semble que toute sa vie n’est ponctuée que par son apparition, lorsqu’il s’arrête sur la grande place. Tout le village est là, on fait de grands signes à celui ou celle qui monte. Dans le wagon on peut apercevoir des autres voyageurs, ils baissent la tête, presque transparents. Ils ont toujours un vêtement rouge, la marque infamante. C’est comme si ce dont elle se souvenait entre les passages du train n’était qu’un rêve, seul le train est réel. Personne d’autre ne semble s’en inquiéter. Peut-être que le train n’est qu’un rêve.

Personne ne souhaite prendre le train, personne ne descend jamais. Personne ne le craint non plus. Prendre le train est dans l’ordre des choses. Personne ne semble s’inquiéter de la destination. Elle, elle voulait bien savoir où il va. Personne ne sait combien elle s’ennuie.

Un jour, elle trouve une paire de chaussures rouges. Ne me demandez pas comment, c’est de la magie. Parfois, elle se dit que dans ce monde il suffit de vouloir assez fort.

Elle attend que quelqu’un d’autre soit atteint par la marque pour les enfiler, elle n’est pas sûre que le train vienne dans le cas contraire. Personne ne sait pas ce qui fait venir le train.

On fait une grande fête en leur honneur, Mariella et elle. Les anciens viennent la congratuler, on dirait qu’ils la voient pour la première fois.

Le lendemain le train entre dans la grande place, étincelant et effilé, le village semble un décor de toile peint et les villageois des silhouettes de carton-pâte, ils leurs disent au revoir avec un sourire vide, comme s’ils ignoraient qu’ils ne les reverraient sans doute jamais – le train ne circule que dans un sens.
Les vigilants la laissent passer sans un battement de cils. Les talons rouges préservent l’illusion.
Les portes se referment, l’extérieur n’est qu’un grand linceul blanc. Les éclairages artificiels du train remplacent le ciel.

Les deux filles échangent un signe de tête et elles se séparent, le train se met en branle. Le paysage s’effiloche. Les autres passagers sont comme absents et elle, elle ne peut pas, c’est comme si sa vie venait de commencer.

D’abord une forêt. Elle n’a jamais traversé de forêt, personne ne quitte jamais le village. Elle ne sait pas pourquoi. Sans doute personne n’y a jamais pensé.

Brusquement la forêt s’efface et le train entre en gare. Fuselage en béton et lignes métalliques. Chez elle, le métal ne sert qu’à quelques outils.
Des automates gardent les portes de l’extérieur, le train avale sa ration de voyageurs, harmonie blanche et rouge.
Des tunnels. Alternance de noir et d’éclats de paysages : sable, béton, verre, glace, nuage… Elle s’émerveille du tunnel transparent qui mène à Atlantide. Mais personne d’autre ne semble sensible aux charmes de la vie subaquatique.

Soudain le train émerge du tunnel et traverse brièvement la lande, paysage de carte postale, clochers en arrière-plan.
Le train s’élance sur un grand pont, tendu au dessus du gouffre, la mer s’étend à perte de vue. La paroi opposée vers laquelle le train se jete est invisible. Les voyageurs sortent de leur léthargie, doucement ils s’animent. Le train est suspendu au-dessus de l’eau. Grand flash de lumière.

Le village. Ses chaussures, comme le reste de ses vêtements, sont blanc aseptisés. Les villageois passent sans la regarder, un garçon de ferme place d’autorité un seau entre ses mains, le village a besoin d’eau. Comme si elle n’était jamais partie.

Elle laisse tomber le seau et court vers la forêt, parallèlement à la ligne de chemin de fer qui transperce le village.
Elle marche longtemps. La forêt est opaque et un peu moite. Le sol semble s’étendre sous ses pas à l’infini, la forêt est muette, comme retenant son souffle, aucun animal ne croise sa route. Peut-être que ce n’est pas une vraie forêt, ça ne peut pas être une vraie forêt. Elle fatigue, ses sandales ne sont pas faites pour une telle marche mais elle veut aller au bout. Au bout de la forêt, au bout du monde. Mais les arbres semblent décidés à ne pas s’écarter, ils font front, un bloc compact qui n’en finit pas de s’étendre.
Elle finit par revenir sur ses pas, le village apparait à la lisière des bois en quelques instants. Pourtant elle est sûre de ne pas avoir changé de trajectoire, elle est sûre de ne pas s’être perdue. Le village la tient prisonnière.

Le village n’a pas changé, le village ne changera jamais. Elle est à nouveau prise au piège. Elle imagine qu’elle n’a plus qu’à attendre son tour. Pour aller au bout du voyage.

Vendredi 5 février 2010 à 22:00

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Elle avait parlé de ça lors d’une interview, c’est vrai. Ça lui avait échappé, elle l’avait évoqué distraitement, cela faisait plusieurs années qu’elle n’y avait plus pensé. Elle avait trop brûlé pour lui pour lui pour qu’il en reste plus que des cendres lorsqu’ils s’étaient perdus de vue, d’ailleurs pourquoi seraient-ils resté en contact ?
Elle le rejoignait en se demandant comment il était tombé sur l’interview, c’était un petit magazine confidentiel, elle n’en avait jamais entendu parler avant d’être contactée par l’un de leurs journalistes.
Il avait dû tomber dessus par erreur. Ou bien quelqu’un de leur passé commun l’avait prévenu, mais qui ?
Ça lui ressemblait bien, d’appeler un matin, après des années de silence. Dans sa surprise, elle avait oublié lequel des deux avait proposé une rencontre. Elle se sentait aussi désarmé qu’avant en sa présence.

Il était là, assis à une table, il n’avait pas changé, il s’était juste fait pousser les cheveux, évidemment.
Elle se demandait s’il était reconnu dans la description dans la description éthérée qu’elle avait donnée dans l’article. Elle avait utilisé ce vieux nom de code, celui qu’elle chuchotait à l’oreille de sa camarade de l’époque pour signaler les quelques menus échanges, les frôlements, les regards en biais. Chronique d’un duel ordinaire.
Il aurait pu se reconnaître, facilement sans doute. Elle l’aurait su s’ils avaient pris le temps de régler leurs comptes. Peut-être avait-il pensé que ça n’en valait pas la peine, peut-être fallait-il conserver la magie, alors elle ne savait pas à quoi s’en tenir, elle n’avait jamais su.

Elle s’assit à son tour, un peu timide, elle se sentait d’autant plus fébrile qu’elle ne savait pas ce qu’il attendait, lui. Mais il avait la parole facile alors ils échangèrent quelques détails, rattrapèrent le temps perdu, quelques années furent disséquées entre deux verres. Cette fois, c’est lui qui l’invita, comme une réponse à des années d’écart. Ils parlaient, les mots se confondaient, les vieux souvenirs éthérés et les récents. Il toucha la cicatrice qu’il lui avait faite sur la main, écho lointain d’un jeu, elle était presque effacée mais il s’en souvenait. Elle aimait bien quand il se souvenait, ça lui donnait l’impression d’avoir compté. Il lui caressait le dos de la main d’un air absent. C’était peut-être le signal, peut-être que ce n’était rien, il se leva et se pencha vers elle. C’était le rendez-vous à conjuguer au passé, celui qu’ils auraient dû avoir, celui qu’ils n’avaient cessé de manquer.

Ils étaient dans une chambre d’hôtel, ils rattrapaient le temps perdu, c’était parfait et un peu maladroit, comme cela aurait dû l’être.
Au matin, elle se réveilla la première, satisfaite d’être celle qui aurait le choix, celui de partir sans faire de bruit ou de rester encore un peu, celle qui aurait à dévoiler ses cartes.
Elle ne savait pas ce qu’il attendait d’elle. Les corps avaient parlé et pourtant c’était plus qu’un corps-à-corps, c’était plus important que ça, et pourtant elle ne savait toujours pas ce qu’il y avait à attendre de lui. Alors elle se rhabilla dans le noir, fit monter un petit déjeuner qu’elle laissa sur la table basse, avec un mot en courant d’air, un mot en suspension. Elle ne savait même pas s’il y avait de la place pour elle.
Après tout, c’était une nuit qui ne comptait pas : c’était la nuit qu’ils avaient partagée quelques années plus tôt, la consécration d’un lien qu’elle n’expliquait pas mais qui était là, tendu entre eux, et qui vibrait encore. Pas de l’amour. C’était plus grave que ça.

Jeudi 31 décembre 2009 à 11:00

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On s’habituait à les voir l’un avec l’autre, comme s’ils étaient les deux faces d’une même pièce. Souvent, lorsqu’ils daignaient se joindre aux autres, ils refusaient de se mêler à des conversations différentes, un seul prenait la parole, dans l’approbation indifférente de son double, car ils partageaient des pensées similaires.
Il y a longtemps qu’ils avaient cessé de se parler, las de convenir sur tout. La seule chose dont ils discutaient encore était de leurs travaux respectifs, de leurs recherches ; afin de se pousser mutuellement dans leurs retranchements, ils tendaient vers une unique perfection.
Ils s’abandonnaient parfois, cherchant une altérité, mais l’autre est tellement décevant, ils finissaient toujours par réintégrer l’appartement qu’ils partageaient.
Ils avaient décidé de s’unir afin de multiplier le temps par deux, ils se refusaient à former un couple pour ne pas brandir en étendard la seule altérité qui demeurait entre eux – le genre.

À vrai dire, la relation amoureuse n’avait guère de sens, elle n’était qu’une occupation, voire une distraction à leurs passe-temps intellectuels.
Ils fuyaient désespérément l’humain ; cherchaient à enrichir leur humanité, en se préservant jalousement du monde. Parfois ils échangeaient quelques mots, se mettaient à nu en quelques phrases, et pourtant il y avait toujours cette distance guindée entre eux, ce respect entre deux égaux – le temps n’avait pas tout à fait achevé d’abolir la distance entre leurs deux êtres.
ils s’interrogeaient mutuellement, anxieux, mais leurs limites étaient les mêmes et ils se renvoyaient leurs asymptotes, dans la maigre consolation de ne pas être seul face à leurs vertiges.

Mercredi 30 décembre 2009 à 11:15

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Elle avait quitté son air abandonné, elle avait décidé d’être sage. Elle ne pouvait cependant emprisonner le regret au fond de ses iris. « Tu crois qu’un jour il y aura un temps pour nous ? ». Il l’étreignait vivement, c’était un couloir défraichi où les élèves refluaient, la pause n’était pas encore achevée, elle s’abandonnait contre lui, entendre son cœur battre à défaut de les posséder. Ils se séparaient, faible lueur de printemps (encore en demi-teinte). Elle effleurait la poitrine d’Andréas du bout des doigts en lui disant « garde une place pour moi » voix rêveuse ses traits étaient fermes, résignés.
Elle tournait les talons mais il saisissait sa main entre les siennes, avec fougue. Elle se retournait (triste ? étonnée ? pleine d’espoir ?). Sans se concerter, ils firent quelques pas pour se retirer du monde.
Ils se jaugeaient, Andréas tenait toujours la main de la jeune femme.
Elle voulait s’avancer et palper ses courbes et ses arrêtes à travers la chemise de zéphyr, elle voulait le posséder un peu. Elle voulait deviner sa peau, comme on examine un cadeau encore prisonnier de l’emballage. Elle voulait savoir de quoi il était fait, comment il était bâti, le découvrir lentement.
il se tenait devant elle, il rayonnait d’une lueur vacillante, elle craignait que les accidents ne les séparent, sans doute à force de la manquer il allait l’oublier. Toutes ces contraintes qu’on s’impose. Elle rêvait d’eux mais elle n’était pas de nature à renoncer, pas à moins d’être acculée, pour lui elle se sentait au-delà des règles mais au fond elle savait qu’il ne méritait pas le second rôle, elle savait qu’elle ne pourrait être double. Mais elle rêvait, elle rêvait de lui.
Elle aimait croire qu’ils se comprenaient à demi-mots mais il restait une énigme.
Lentement, elle tombait –elle l’avait bien cherché, elle s’enfonçait dans le sommeil.
Elle rêvait de lui presque toutes les nuits.

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